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effronterie. Vous êtes trop pressé. Il y a un petit compte à régler. Quand un homme vient gentiment, poliment…

— La casquette sur la tête ! cria M. Defert.

— Après ! » répondit l’ivrogne en essayant de faire des yeux terribles ; mais malgré lui ses yeux clignotaient.

Robillard se leva sans rien dire, du bout des doigts enleva la casquette et la jeta par la fenêtre.

L’ivrogne, ahuri de son calme, le laissa faire. Il lui adressa même un sourire hébété. Puis il se ravisa, déclara qu’il y avait insulte, vol de casquette, et que ce serait un nouveau compte à régler. — "Mais, reprit-il, ce n’est pas ça pour le moment. Je ne sors pas d’ici sans savoir pourquoi je suis remercié, ou sans casser quelque chose."

M. Defert n’avait jamais vu pareille insolence ; ses mains tremblaient de colère, et l’indignation lui coupait la parole.

L’ivrogne se cambra de son mieux, croisa ses bras sur sa poitrine, et fermant les yeux à moitié, il ricanait.

Jean se leva brusquement.

« Pas toi ! dit Robillard ; il ne s’agit pas de l’étendre d’un bon coup de poing, il s’agit de l’emporter. Tiens ! comme ça ! »

Et joignant l’action à la parole, il prit l’ouvrier par la taille, dit houp ! et l’emporta malgré ses vociférations et ses ruades. Tant qu’il fut dans la salle à manger, Robillard ne lui dit rien ; mais quand il fut dans la cour, il posa son homme contre le mur, et le maintint en espalier, en lui appuyant fortement les mains sur les épaules. Alors il lui demanda s’il avait envie de passer un bon petit quart d’heure sous la pompe. Et pour bien faire entrer ses paroles dans la cervelle brouillée du mauvais drôle, il le poussait, à intervalles réguliers, contre le mur, et sa tête sonnait creux.

« Pas de pompe ! pas d’eau ! dit l’homme devenu subitement aussi doux qu’un mouton. Lâchez-moi un peu ; dites, voulez-vous ? Je vous promets que je m’en irai. Ma casquette ? ajouta-t-il avec un attendrissement d’ivrogne.

« Justine, les pincettes ! » cria Robillard qui s’amusait pour son compte. Justine apporta les pincettes. À la vue de cette arme redoutable, l’ivrogne poussa des cris de détresse, et dit que ce n’était pas de jeu. Robillard, sans perdre son temps à discuter ce point de droit, alla ramasser la loque hideuse que l’autre appelait sa casquette et la lui tendit ; l’homme la prit, et d’une main tremblante finit par se la mettre de travers sur la tête.

« Eh bien ! dit Robillard, est-ce qu’on ne dit pas merci ? » — L’homme, fasciné par l’aplomb du collégien, dit humblement : « Merci !

— Merci, qui ?

— Merci, monsieur.

— À la bonne heure ; maintenant… » Et du doigt il lui montra la porte de la cour.

L’ouvrier s’en alla sans se faire prier, mais arrivé à la porte il se retourna, et montrant le poing à Robillard : « Tout ça se payera, dit-il.

— Nous verrons bien ! » répondit flegmatiquement Robillard.

Le brave garçon n’en revenait pas de voir les gens émerveillés de son exploit.

« À la campagne, dit-il, on est souvent forcé de recourir à ce procédé. Il y a tant de mauvais drôles qui rôdent autour des fermes. »

Dans l’après-midi, les deux amis allèrent à Labridun, pour voir M. Aubry et rapporter de ses nouvelles à l’oncle Jean, qui ne marchait plus qu’avec une extrême difficulté. Ils prirent par les prés, et rencontrèrent beaucoup de monde. Tant qu’on avait été dans la ville, Robillard avait été d’une sagesse exemplaire. Une fois dans la prairie, il déclara que l’odeur du foin coupé lui montait à la tête. Il se mit à faire des bonds prodigieux par-dessus les meules, en poussant des cris aigus. Ou bien il interpellait les paysans en patois du pays, et se faisait donner, par des gens absolument inconnus, des détails circonstanciés sur leur famille, leur bétail et leurs récoltes. Il s’entendait fort bien aux choses de la campagne, et les bonnes gens étaient émerveillés.

Après avoir présenté officiellement Robillard au ménage Aubry, Jean ne put se tenir de raconter l’histoire de l’ivrogne. M. Aubry, frappé d’admiration, dit à sa femme que c’était l’occasion ou jamais de vider une bouteille de bière, sous le kiosque. Et la bouteille de bière fut vidée, et une seconde eut le même sort. M. Aubry, entraîné par son enthousiasme, commençait à faire des allusions très-claires à une troisième, en insinuant que les bouteilles étaient toutes petites ; mais, sur le refus de ses hôtes, il dit que ce serait pour une autre fois, et qu’en tout cas l’histoire de l’ivrogne valait mieux que cela. Jean lui rappela l’aventure de Philoxène et sa déconfiture ; mais M. Aubry répondit modestement que cette histoire-là n’allait pas à la cheville de l’autre (à supposer, bien entendu, que les histoires aient des chevilles).

« N’importe, disait-il en se prenant le menton, jeune homme, vous faites honneur à votre collège, c’est moi qui vous le dis ! »

Par l’oncle Jean, l’aventure arriva toute fraîche aux oreilles des Loret, grands et petits.

« Faut savoir se faire respecter, » dit sentencieusement M. Loret, entre deux énormes bouffées de sa pipe.

Les deux derniers numéros de la famille jouèrent au Robillard le reste de la journée. Chacun faisait à son tour le Robillard et l’ouvrier. Aucun des épisodes n’était omis, ni celui de l’enlèvement, ni celui de l’aplatissement contre le mur, ni celui de la casquette et des pincettes. Les deux bambins étaient dans le ravissement, et leurs bons éclats de rire faisaient retentir l’arrière-cour, sans dérider cependant les cochons d’Inde, devenus d’autant plus moroses qu’ils étaient dans l’âge de la décrépitude. L’un des trois