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tout naturellement le surnom de Nasica, en l’honneur de son nez. Scipio Nasica cumulait un grand nombre de fonctions, dont la plus lucrative était de vendre aux élèves des petits gâteaux avec un léger bénéfice de cinquante pour cent. C’était lui aussi qui allait appeler en cour les élèves que l’on demandait au parloir.

Dans ces occasions, il s’avançait jusqu’au milieu de la cour, sans se laisser distraire par aucune interpellation.

« Est-ce moi ? est-ce moi ? » criaient les gamins en tourbillonnant autour de lui. Ils auraient aussi bien pu poser cette question à un sphinx. Tant qu’il n’était pas arrivé juste au milieu de la cour, il n’aurait pas desserré les dents pour une bouteille d’eau-de-vie ; il semblait qu’il se fût imposé cette consigne. Arrivé au point voulu, il fermait l’œil gauche comme pour viser, se faisait un abat-jour de sa main, même quand il n’y avait pas de soleil, hurlait le nom de l’élève et battait précipitamment en retraite. La formule qu’il employait dans ces occasions était toujours la même : il l’avait composée à la suite de longues méditations. Supposez qu’il eût à demander l’élève Grémillon. Il ne criait pas : « Grémillon ! » tout court, ce qui eût été trop familier ; il ne criait pas non plus : « M. Grémillon ! », ce qui eût été trop solennel ; il criait donc : « Le petit M. Grémillon ! »

C’est à ce fonctionnaire important que s’adressa Mme Defert.

« Puis-je voir, lui dit-elle, l’élève Robillard ?

— L’élève Robillard ?… répéta d’un air profond l’illustre Nasica.

— Oui, l’élève Robillard.

— Oh ! dit l’homme au nez pourpre, avec une soudaine explosion d’énergie, il faudra bien que je le trouve ! » On aurait cru, à l’entendre, qu’il s’agissait d’aller déterrer Robillard au fond des mines de la Sibérie.

Il partit aussitôt avec empressement, et conserva le même pas tant qu’il ne fut pas au centre de la cour. Quelques philosophes péripatéticiens se promenaient gravement sous les tilleuls ; quelques flâneurs rêvassaient dans des coins ou dormaient au soleil ; d’autres se vautraient dans la poussière, sans nul souci de leur dignité ; d’autres passaient hagards, les cheveux au vent, poursuivis de près et poussant des cris d’oiseaux effarouchés ; d’autres jouaient à saute-mouton. Scipio Nasica ne voyait rien de tout cela. Tout à coup, par-dessus le vacarme des écoliers, on entendit sa voix.

« Parloi-oi-oir ! » mugit cette voix formidable. Elle ajouta : « Le petit M. Robilla-a-ard ! » et elle s’en alla.

Robillard, surpris au milieu d’une partie de balle cavalière, ne se gara pas à temps et reçut la balle sur le nez. Il se prit machinalement le nez de la main droite, et alla chercher sa tunique qu’il avait quittée, et qui gisait au milieu d’un lot d’autres vieilles nippes, jetées pêle-mêle dans un coin.

Qui cela peut-il bien être ? se demandait-il en endossant sa tunique. Tout en se demandant qui cela pouvait être, il se dirigea vers le parloir. Jean alla au-devant de lui, lui prit les deux mains et lui dit que sa mère voulait lui parler. Robillard fut embarrassé de sa contenance, fit un suprême effort et demanda à Mme Defert comment elle se portait. Ne sachant plus que dire ni que faire, il se tourna vers Jean, et se mit à ricaner.

Mais Mme Defert avait le talent précieux de mettre tout de suite les gens à l’aise. Au bout de cinq minutes, Robillard lui parlait comme il eût parlé à la tante Edmée, et lui conta toutes ses petites affaires comme à un camarade. La figure de Jean était rayonnante. Il était fier de sa mère ; il était fier de son ami, et il était tout heureux de les voir si familiers. Il était bien sûr d’avance que sa mère plairait à Robillard, mais il s’était demandé si Robillard plairait à sa mère.

Quand Mme Defert aborda la question des sorties, Robillard prit un air inquiet.

« C’est que…, dit-il, j’ai été élevé à la campagne, et je n’ai pas l’habitude d’aller dans le… chez les… Enfin, j’ai peur que mes manières ne vous déplaisent. » Et il regardait avec inquiétude ses grosses mains rouges et ses souliers sans cordons qui semblaient avoir pris le cirage en grippe.

Mme Defert sourit ; cette modestie lui plaisait. Quel joli sourire ! Robillard sentit que ses craintes s’évaporaient en fumée.

« N’ayez aucune inquiétude, lui dit-elle. Jean vous aime beaucoup, et je vois que nous vous aimerons aussi. À dimanche prochain ! »

Et elle lui tendit la main par un geste si familier et si encourageant, que Robillard n’eut pas le temps de songer combien sa main ressemblait à une patte à côté de celle de Mme Defert.

Que penserait M. Defert du nouveau venu ? Robillard, à la promenade, avait quelquefois aperçu le père de son ami. Pour lui, M. Defert consistait en une démarche roide et fière, un faux-col empesé, une mise de gentleman irréprochable et un caractère hautain. C’était peu encourageant. Mais il se sentait déjà soutenu par Jean et par Mme Defert.

Pour dire la vérité, M. Defert trouva tout d’abord que Robillard avait l’encolure d’un valet de ferme. Il n’en disait rien, mais il avait quelque chose de froid et de réservé. Robillard ne savait pas tenir sa fourchette ; sa serviette le gênait ; il avait grand appétit et n’osait manger que du bout des dents. Il regardait comment faisait Jean, mais il l’imitait à contre-sens. Pendant la première partie du déjeuner, tout le monde fut gêné et contraint.

Robillard, ayant versé du vin sur la nappe, essaya de rire et perdit tout à fait contenance. Jean était au supplice. Alors Robillard fit un effort sur lui-même et dit à Mme Defert :

« Vraiment ! madame, je suis bien fâché d’être si maladroit. J’espère que vous ne me jugerez pas mal pour cela. Je demanderai tout simplement con-