Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/151

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les Braves Gens


CHAPITRE XIX

Robillard prend place pour la première fois à la table des Defert. Il fait disparaître un importun et se couvre de gloire.


Le vieux juge, depuis qu’il avait pris sa retraite, avait conservé l’habitude de venir de sa campagne à Châtillon deux fois par semaine ; ces jours-là, avant d’aller voir Mme Defert, il butinait les nouvelles et se mettait au courant de la politique ; alors il arrivait rue du Heaume, apportant à Jean l’indication des ouvrages et des passages qu’il pouvait lire. Car Jean avait une véritable passion pour la lecture ; mais, disait le vieux magistrat, ce n’est pas tout de lire, il faut s’habituer à ne lire que de bonnes choses.

« Vous qui savez tout, lui dit un jour Mme Defert, savez-vous ce que c’est que ce jeune Robillard, dont Jean s’est si fort épris ces temps derniers ?

— Moi qui sais tout, je ne sais pas cela. Mais puisque vous semblez désirer que je le sache, je le saurai. » Et il le sut.

L’instruction de l’affaire étant terminée, selon son expression, il se déclara prêt à répondre à toutes les questions.

« Robillard est-il un garçon dont Jean puisse faire son ami ?

— Un peu rustique, répondit le juge, mais intelligent, franc et loyal. Il a perdu sa mère étant tout jeune.

— Selon vos théories, reprit Mme Defert, il doit être mal élevé, puisqu’il n’a pu être élevé par sa mère.

— Oh ! dit le juge, s’il y a des mères qui ne valent pas grand’chose, en revanche il y a des tantes qui valent de vraies mères. La tante Edmée, toute paysanne qu’elle est, a fort bien élevé ce jeune garçon. Quant au père Robillard, c’est le maire de la Chènevotte, bon cultivateur, dont le rêve est de voir son fils docteur en médecine.

— Jean assure que M. Robillard père n’a pas toujours le temps de venir à Châtillon les jours de sortie, et que son pauvre camarade doit s’ennuyer à mourir ces jours-là.

— Jean est un fin politique, avec son air naïf : il veut vous amener à faire sortir Robillard chez vous.

— Y voyez-vous quelque inconvénient ?

— Aucun, au contraire.

— Mais je ne puis demander ce garçon au principal sans une autorisation de son père.

— Si ce n’est que cela, je me charge de l’obtenir. » Et il l’obtint. Mme Defert alla au collège pour voir Robillard avant de le faire sortir.

Le portier du collège était un ancien soldat, qui buvait beaucoup de petits verres à cause de ses anciennes blessures. Je ne sais pas au juste quel bien les petits verres pouvaient faire à ses blessures, mais ils communiquaient à son nez, qui était de grande taille et d’ordre composite, un coloris pourpré fort réjouissant à voir. Ses ancêtres lui avaient légué le nom de Sapiaux, qu’il avait illustré par les armes, attendu qu’en quatorze ans seulement il s’était élevé au grade de sergent. La malice des collégiens avait transformé ce nom en celui de Scipio auquel s’ajou--