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années de collège, et il serait bien fâché de la voir comprimée. Le général de Lézerac est tout de suite populaire. Ses épaulettes et son brillant uniforme y sont bien pour quelque chose ; mais on lui sait beaucoup de gré aussi de sa bonhomie. Ah ! le brave homme ! Le proviseur sourit, de censeur sourit, les professeurs sourient. Ah ! les braves gens ! Voilà ce que pense Jonquet, et bien d’autres pensent comme lui.

Cependant ce traître de Claparot a déjà voulu convertir Jonquet en auditeur bénévole. Peines perdues ! Il se rejette alors sur, son autre voisin, un petit myope timide et inoffensif.

« Sais-tu, lui demande Claparot d’un ton insinuant, qui a institué la Saint-Charlemagne ? »

Le petit myope rougit, avale de travers, tousse et ne répond rien. Les voisins se chargent de le venger.

C’est Balthazar, crie une voix railleuse ; voir Pausanins, en ses Corinthieques !

— Du tout, reprend une autre voix, c’est Aristote ; voir Platon en son Banquet et Hermenopul in Prompt…

— Ne les écoute pas, reprend Claparot avec une douceur, hypocrite, c’est Louis XI, en 1479. Avant cette époque, le patron de l’Université était saint Guillaume. »

Le petit myope s’enhardit jusqu’à déclarer que cela ne lui fait rien du tout.

« Halte-là ! » dit Jonquet ; et tirant un petit calendrier de sa poche, il constate que la saint Guillaume tombe le 16 janvier. « Cela me fait quelque chose à moi, car si le banquet avait eu lieu le 16, je n’y aurais pas assisté ; vu que j’ai ôté le premier seulement le 20. Donc il faut boire à la santé de Louis XI, mon bienfaiteur ! » On boit à la santé de Louis XI, « son bienfaiteur » !

Pendant que l’on boit, Claparot organise avec le petit myope un a parté. Il ne s’aperçoit pas que toutes les oreilles sont tendues, qu’on le guette, qu’on veut lui enlever sa victime.

« Figure-toi, dit Claparot, que la messe de saint Guillaume se célébrait avec la plus grande magnificence. Les plus grands personnages y assistaient. Ainsi, en 1414, retiens bien cette date… c’est important. » Le myope plonge son nez dans son assiette et fait entendre un petit grognement de détresse. Les amis arrivent à la rescousse et interrompent à chaque mot.

« On vit à cette messe, poursuit Claparot, le comte de Vertus…

—Le mal nommé, crie Chamarolles ; du reste, bien ou mal nommé, cela m’est égal ; passez-moi donc ces olives.

— Frère du duc d’Orléans…

—Depuis Louis-Philippe Ier, dit Rudebec, les dates concordent ; ce dindon est d’un tendre !

—Les comtes de Dol…

—Dolus, en latin, signifie ruse, reprend Chamarolles ; et à propos de ruse, qui de vous, messeigneurs, détient injustement la moutarde ?

—Et de Richemont.

— Opulenti montis ! hasarde l’élève Jonquet, le mot n’est pas fort, j’en conviens, mais en revanche ce vinaigre emporte la bouche.

— Le roi de Sicile se fit excuser…

— C’est bien gentil de sa part. Ne boirons-nous pas à la santé du roi de Sicile ? » — Et l’on but à la santé du roi de Sicile, homme poli.

L’imperturbable Claparot n’en démordit pas qu’il n’eût vidé son sac. Il ne voulait pas avoir feuilleté pour rien l’histoire de l’Université de Crévier. Le myope apprit donc, malgré lui, qu’un déjeuner de Saint-Guillaume offert par l’Université aux chevaliers et écuyers du roi, en 1417, avait coûte la somme de 11 livres 11 sols 4 deniers.

« Voilà pour l’économe, s’écrie Dugard ; faites passer : Déjeuner de Saint-Guillaume, 1417, 11 livres 11 sols 4 deniers. »

Les élèves, assis côte à côte, forment comme un long fil télégraphique, qui transmet d’un bout à l’autre de la salle les réflexions, les nouvelles, les bons mots et les renseignements.

Malheureusement, soit négligence, soit mauvaise volonté de la part des employés du télégraphe, le renseignement mis en circulation s’altère encroûte, et parvient à son adresse sous cette forme grotesque : Le 11e jour du 11e mois de l’an IV, sous le régne de Charles VI, le banquet de la Saint-Charlemagne coûta 1417 livres.

L’économe sourit d’un sourire ambigu, et pour toute réponse pique avec vivacité un morceau de pied truffé.

Un bruit, venu, des régions de la 4e, annonce que l’élève Jacquart (4e A) est pris d’étourdissements, et qu’il a vidé une Lou teille à lui tout seul ; La plaisanterie réussit d’autant mieux que l’élève Jacquart, un modèle de sobriété, est 1 le seul qui ne soit pas dans le secret et qui garde son sérieux.

En ce moment, on entend : « Chut ! chut ! écoutez ! » Deux rhétoriciens barbus quittent leurs places, ils ont des rouleaux à la main. L’un des, rhétoriciens barbus, en fort bons vers latins, célèbre les vertus du collège, l’amour du travail, les "amitiés des écoliers, les meilleures, les plus solides, destinées à durer toute la vie.

Jonquet écoute de toutes ses oreilles et regarde de tous ses yeux. Il remarque que les dignitaires font de petits signes bienveillants, que le maître de gymnastique se recueille en fermant les yeux comme un véritable amateur de vers latins, et que la section des petits, celle qui comprend le moins, est aussi cette qui applaudit le plus. Comme il comprend, lui, les vers de son camarade, il applaudit à bon escient, aux bons endroits. Et à mesure qu’il applaudit, il sent qu’il s’engage de plus en plus, par ses applaudissements mêmes, au service de la règle, de la bonne discipline, du devoir enfin. Cette pensée lui fait passer dans les veines un petit frisson qui n’a rien que d’agréable. Il s’en souviendra toujours.