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encore notre ouvrage; et, malgré les nombreuses histoires du vieux Jake sur l'inévitable succès des gens qui savent persévérer, nous commençâmes a désespérer de jamais atteindre le fond.

A suivre.

R. B. Johnson.

Traduit de l'anglais para A. Talandier.

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LA SAINT-CHARLEMAGNE

(28 janvier)


IMPRESSIONS DE L’ÉLÈVE JONQUET


L’élève Jonquet est fou de joie et fier comme un paon. Pourquoi ? Parce qu’il est un des élus de la Saint-Charlemagne. Songez donc : on n’entre pas dans la salle du banquet comme dans un moulin ; il faut montrer sa carte’, et cette bienheureuse carte on ne l’obtient que lorsqu’on a été au moins une fois premier, ou deux fois second depuis la rentrée jusqu’au mardi qui précède le 28 janvier. L’élève Jonquet a passé par toutes les alternatives de l’espérance et-du désespoir ; il a obtenu sa carte-juste la dernière semaine. Voilà pourquoi l’élève Jonquet est fou de joie et fier comme un paon.

Aussi, le matin du grand jour, il n’en finit pas de tracer sa raie, d’ajuster son col, d’essayer ses gants lilas, de se regarder dans son miroir de poche pour constater si ses* moustaches en espérance ne seraient pas devenues une réalité depuis qu’il est devenu lui-même un personnage.

« Où est mon képi ? » dit-il d’un air affairé ; et il ne s’aperçoit pas qu’il a son képi sur la tète.

« Il n’est que sept heures, » soupire-t-il- d’un ton désappointé ; et avant de replonger sa montre dans les profondeurs de son gilet, il l’approche de son oreille, espérant presque que sa montre s’est arrêtée.

« Les voilà qui sortent ! » dit-il avec une pitié indulgente, en regardant défiler ceux qui a n’ont pas leur Saint-Charlemagne», et qui s’en consolent en sortant dès le matin. Lui, sa grandeur l’attache au rivage ; mais il ne se plaint pas de sa grandeur, au contraire. Il assistera à la messe avec l’administration ! Il prendra place au banquet avec les professeurs ! Sa tête s’exalte, une bribe de Virgile traverse sa mémoire et il murmure en lui-même : Mensis accunbere Divum !¹

A la chapelle, le pauvre garçon se recueille de son mieux ; mais plus d’une fois il se surprend tout confus, le nez en l’air ; son corps est à la chapelle, son âme est dans la salle du festin. La sainteté du lieu cependant change peu à peu la nature de ses pensées. Il est entré gonflé d’un naïf orgueil ; un mot heureux de l’aumônier transforme cet orgueil égoïste en- un sentiment plus élevé et plus chrétien. Il comprend que la supériorité, si elle donne des droits et des privilèges, crée aussi des devoirs ; que plus on est élevé et en vue, plus on est tenu de donner le bon exemple. Une idée encore chasse les derniers vestiges de sa dissipation intérieure, l’idée de Dieu présent à toutes nos joies et à toutes nos douleurs, élevant et ennoblissant les unes, adoucissant et transformant les autres.

Au sortir de la chapelle, l’esprit collégien un moment comprimé reparaît en Jonquet. Tout le long du chemin, il se pose une foule de questions qui tiennent son âme dans une douce agitation et dans une délicieuse incertitude. — Sera-t-il placé en face de son professeur ? — Osera-t-il lui verser à boire ? — S’il ose lui en verser, Chamarolles ne le traitera-t-il pas d’intrigant ? — Est-il vrai que l’Économe, prodigue une fois l’an, se soit livré à de folles dépenses ? — Qui aura-t-il pour voisin ? Est-ce Claparot qui disserte toujours ? ou Pingard, surnommé Sel gris, ou Sel de cuisine à cause de ses grosses farces ? ou-Loyseau qui se trompe de verre ? ou Dugard, qui se trompe d’assiette ? ou Rudebec, avec qui il a eu cette fameuse querelle dans les rangs ? — Est-ce vraiment du champagne (comme l’affirment les uns) ou de la limonade gazeuse (comme le soutiennent les autres) que l’on verse à la fin du banquet, au moment des discours et de la lecture des poésies ?

Il erre comme une âme en peine le long des tables immenses, à la recherche de sa’place. Il découvre enfin son nom entre ceux de Claparot et de Dugard, ce qui est une mauvaise chance ; mais il est assis en face de son professeur, ce qui ranime ses esprits abattus. Le commencement du repas est presque silencieux. L’élève Jonquet jette un regard curieux sur la longue série des tables où toutes les classes ont leurs représentants, depuis le philosophe austère et le rhétoricien fleuri dont le menton nourrit une barbe cotonneuse, et qui ferait au besoin une leçon de faculté sur l’esprit des Capitulaires ou la politique de Charlemagne, jusqu’au petit élève de sixième, j perdu dans, une tunique trop large, et affolé, le petit malheureux ! par la chronologie des empires orientaux. Dans ce coin-là, on ne se fait pas de Charlemagne une idée très-nette ; on sait vaguement que c’est un vieux monsieur qui a régné à une époque quelconque. On se le représente volontiers avec une singulière couronne sur la tète, une large barbeau milieu du visage, des yeux hagards, une boule dans une main, un, glaive trop court dans l’autre, et des draperies fantastiques aux teintes criardes et violentes : tout le portrait du roi de cœur.

Au bout d’un quart d’heure, les petits commencent à devenir bruyants. Jonquet leur lance des regards indignés. Que pensera de nous le général de Lêzerac qui préside en qualité d’ancien élève ? Le général de Lézerac sourit. Ah ! le brave homme ! si je ne me trompe, cette joie naïve l’amuse en lui rappelant ses

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1. Prendre place aux festins des dieux !