Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de service, qui, en récompense, les envoient de temps en temps (sans le vouloir, naturellement) faire un plat-ventre sur un cordage oublié, ou les gratifient d’un seau d’eau sale, détourné (toujours par hasard) de sa destination. Il y a aussi, généralement, une ou deux vieilles femmes qui appartiennent à la même espèce, et qui maintiennent parmi les dames de la société une discipline encore plus sévère que celle des hommes.

C’est un point d’honneur chez les passagers du grand salon que de ne jamais adresser la parole à un voyageur de la seconde classe ; quant à la vile multitude de l’avant, il ne saurait pour eux en être question.


Le pont du paquebot.

Les voyageurs qui occupent les cabines des secondes sont une humble et inoffensive race qui fait ses délices des restes dûment arrangés du dîner du grand salon. On peut les voir souvent monter la garde à l’entrée des premières, et d’un œil avide, noter, en passant, les plats qui reviennent et qu’ils pourront bientôt reconnaître sur leur propre table. C’est alors le moment de donner des pourboires aux stewards ou garçons de service, et l’on peut dire que, sur ce point, il existe à bord un véritable système de surenchère.

C’est un point d’honneur pour les passagers de la seconde classe de ne jamais adresser la parole à un passagers de la troisième ; on peut même dire que ceux-là ont une certaine peur de ceux-ci, mais cherchent en revanche, et par tous les moyens, à nouer, en passant, quelques relations fugitives avec l’un ou l’autre des gros bonnets de la première classe. On les voit, pour la satisfaction de cette louable ambition, supporter avec une grande égalité d’âme les plus effroyables humiliations.

La foule des passagers de l’avant se compose en général de gens fort indépendants, et que l’exclusivisme des classes supérieures touche peu.

Pour nous, jeunes aventuriers, ce qui nous manquait, ce n’était ni le courage ni l’espérance ; ces vertus, au contraire, formaient le plus clair de notre capital, et je crois pouvoir dire que nous étions aussi heureux qu’en pareilles circonstances on peut l’être à notre âge. Flâner et rire ; nous chauffer connue de lézards au brillant soleil du tropique ou chercher l’ombre des bastingages et du gaillard d’avant ; ne quitter la pipe qu’à l’heure des repas, où nos appétits féroce avait, en un clin d’œil, raison de notre modeste ordinaire ; guetter les bonitos[1], les poissons volants et les requins ; jouer au palet, au whist (et à quel whist admirablement mal joué !) et à toutes sortes de jeux de hasard ; danser la gigue, l’écossaise, le branle, et mille autres danses connues ou inconnues au lecteur ; boxer, faire des armes, nous livrer à toutes sortes de farces et de plaisanteries : voilà comment nous passions le temps, sans jamais penser autrement au lendemain que comme au jour qui devait nous apporter la fortune.

Mais revenons à notre traversée. Après avoir changé de bateau à Saint-Thomas, très-jolie petite ville remarquable par ses trois collines, nous arrivâmes

  1. Sorte de thon à ventre rayé qu’on trouve dans les mers intertropicales.