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Jean, au contraire, fut fort bien accueilli.

« N’est-ce pas, major, que j’ai la tête d’une vieille linotte ?

— Parfaitement.

— Je le savais bien. J’ai quelque chose sur la conscience, comme vous êtes mon ami…

— Permettez, capitaine, dit Jean fort embarrassé ; le colonel est d’avis que vous devez vous taire pour le moment.

— Le colonel ! c’est bon. Je me tairai tout de suite après… Dites donc plutôt à ces mouches qui bourdonnent à mes oreilles de finir, on ne s’entend pas ici… J’ai monté la tête à un jeune garçon, et j’ai peur maintenant qu’il ne se fasse soldat malgré ses parents… Quand vous le verrez… J’ai reçu un coup de matraque sur la tête. » Ici le malade perdit connaissance.

« Comme c’est fâcheux, dit Mme Defert à Jean, que ce soit demain jour de composition !

— Oh ! je ne quitterai pas mon oncle ; je ne composerai pas, voilà tout.

— Et le prix d’excellence ? »

Jean haussa les épaules et baissa la tête. Il avait envie de pleurer, les coins de sa bouche tremblaient. Pour un garçon de son âge, renoncer à un prix presque assuré est un sacrifice très-pénible ; il se décidait à le faire, mais il lui en coûtait beaucoup.

Il resta donc, et sa patience fut mise à de rudes épreuves. Je ne sais trop quel rôle le capitaine lui assignait dans son cerveau malade ; mais toutes les fois qu’il se réveillait, s’il lui voyait un livre à la main, il le rappelait sévèrement à l’ordre. « On n’est pas de service pour lire des romans », disait-il d’un ton bourru. — Pour ne pas l’irriter, Jean dut renoncer à lire. Les heures sont longues dans une chambre de malade, lorsqu’on doit s’interdire toute distraction. Jean s’ennuyait horriblement, mais il savait qu’il était utile, et il se roidissait contre l’ennui. Mme Defert s’inquiétait de sa pâleur, mais elle était fière de son énergie et de sa force de volonté.

Un matin, le capitaine, en s’éveillant après toute une nuit de sommeil non interrompu, dit d’une voix faible : « Sylvie ! »

La personne qui répondait au doux nom de Sylvie n’était autre que le brosseur. Sylvie se trouvait absente, et pour cause. Ce fut Mme Defert qui s’approcha du lit sur la pointe du pied. Le capitaine était si affaibli, qu’il ne pouvait pas même tourner la tête.

« Pourquoi es-tu donc ici ? qu’est-ce qui s’est passé ? il me semble que je ne suis pas dans mon état naturel.

— Vous avez été très-malade pendant quinze jours, grâce à Dieu, vous voilà guéri.

— Voyez-vous ça ! dit le capitaine en ouvrant de grands yeux ; alors c’est toi qui m’as soigné.

— Jean m’a secondé tout le temps. »

Le capitaine ne répondit pas tout de suite, il recueillait ses idées et semblait réfléchir profondément.

Quand il eut bien ruminé, il fit signe à sa nièce de s’approcher.

« Est-ce que nous sommes seuls ?

— Oui, mon oncle.

— Qu’est-ce que j’ai eu ? Dis-moi cela franchement.

— La fièvre et le délire.

— Et qu’est-ce que j’ai dit ? Il la regardait avec des yeux inquiets.

— Vous avez parlé de Kabyles, de cactus, de hyènes, de sentinelles perdues.

— Bon ! et puis ?

— Et puis c’est tout. Mais, mon cher oncle, le docteur a défendu de vous laisser parler quand le délire serait passé. »

Le malade fit semblant de se soumettre à la consigne ; il ferma les yeux. Mais il ne dormait pas, car il s’aperçut que Jean rentrait et que sa mère lui parlait tout bas. Elle sortit bientôt, laissant l’oncle à la garde du neveu.

Au bout d’un instant, le bonnet de coton du capitaine s’agita sur l’oreiller, et sa voix, une bien pauvre et bien faible voix, fit entendre ces mots :

« Jean, es-tu là ?

— Oui, mon oncle.

— Avance à l’ordre ! » Jean s’avança.

— Regarde-moi bien en face : tu as été là tout le temps ?

— Oui, mon oncle.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

Jean hésita un instant, mais le regard du capitaine était si expressif, qu’il comprit très-bien sa pensée.

« Vous avez parlé d’un jeune garçon…

— C’est cela, nous y voilà.

— … À qui vos histoires avaient tourné la tête.