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que, pour être religieuse, il fallait commencer par se faire raser la tête, et que cela devait décourager bien des vocations.

M. le curé de Sainl-Lubin faisait, ce soir-là, sa partie de boston chez la vieille marquise d’Argencelles.

« Arrivez donc, monsieur le curé, lui dit la marquise dès son entrée ; vous êtes en retard de dix minutes, et nous grillons de savoir ce qu’il faut penser de la fameuse nouvelle. Est-ce vrai que cette petite Defert va prendre le voile ?

— C’est vrai.

— Il me semble, dit un des habitués, que cette idée-là lui est venue bien vite. Elle était encore au bal il y a huit jours.

— Elle y allait par obéissance.

— Oh ! par obéissance ! reprit l’habitué d’un ton narquois ; une obéissance qui ne lui coûtait guère, en tous cas ; je n’ai jamais vu danser d’aussi bon cœur.

— Baron, dit la marquise en souriant, vous êtes une mauvaise langue. Je suis sûre, comme le dit M. le curé, qu’elle allait au bal par mortification, la pauvre petite ; sans cela, ce serait à faire croire… »

Et la bonne dame, habilement, laissa sa phrase suspendue, en manière d’interrogation indirecte. Elle espérait secrètement qu’il y avait là-dessous quelqu’une de ces histoires dont les dames, jeunes ou vieilles, marquises ou bourgeoises, sont, dit-on, si friandes. Le curé ne devina même pas que l’on tendait un piège à sa simplicité, et il répondit avec bonhomie :

« Pardon, madame, j’ai dit obéissance et non pas mortification. Il y a quatre ans déjà que Mlle Defert a manifesté le désir d’entrer en religion. Comme c’est une jeune personne qui a du cœur, elle a cédé aux instances de sa mère, qui désirait mettre sa vocation à l’épreuve, et elle a continué à fréquenter le monde. Pourquoi aurait-elle pris un air de victime ? C’est quelque chose d’obéir ; mais il y a un mérite de plus à obéir de bonne grâce.

— Mais, reprit la marquise un peu désappointée, la pauvre mère doit être dans la désolation ?

— C’est un grand chagrin pour elle de se séparer de sa fille ; mais Mme Defert n’est pas une femme ordinaire. C’est une Salmon, vous savez ; et dans la famille d’où elle sort, on a l’habitude de songer aux autres plus qu’à soi-même. Cela paraît malheureusement un peu extraordinaire à l’époque où nous vivons. L’épreuve est faite, son parti est pris ; elle sait que sa fille sera heureuse et se résigne chrétiennement. Elle n’aurait qu’à dire non pas « je le veux », mais simplement « je le désire », pour que sa fille renonce à son projet ; mais elle ne le dira pas.

— Elle a grand tort, dit vivement le baron. Mlle Defert pourrait tout aussi bien faire son salut dans le monde. Est-ce qu’il n’y a pas un peu d’égoïsme de la part de cette jeune fille à rejeter les tracas et les soucis de la vie, pour s’en aller tout doucement au ciel, comme on se promène, en pantoufles, dans une allée de jardin bien sablée ?

— Monsieur ! dit le bon curé un peu scandalisé, vous ne connaissez pas Mlle Defert, sans quoi vous regretteriez les paroles que vous venez de prononcer. Dieu sait bien à quelle porte il doit frapper et où il trouvera les siens. Cette jeune fille a l’esprit de renoncement et de sacrifice, et je n’ai jamais entendu parler d’allées bien sablées ni de pantoufles à propos des Sœurs de Saint-Vincent de Paul.

— Ah ! vous m’en direz tant, répondit le baron un peu déconcerté.

— Baron, reprit la marquise, je vous l’ai déjà dit : vous n’êtes qu’un mécréant. Tenez, battez les cartes ; cela coupera court à vos réflexions. » Et l’on se mit à jouer.

Quand le capitaine, qui était dans le secret depuis longtemps, annonça officiellement la nouvelle à Mme Loret, la brave ménagère ne put s’empêcher de pleurer. « Vous pensez, dit le capitaine avec orgueil, si celle-là sera une bonne religieuse. Je ne plains pas les malades qui auront affaire à elle. »

Mme Aubry ne voulut pas blâmer Mme Defert d’avoir consenti, quoiqu’elle en eût bonne envie.

« On prétend que ça porte bonheur dans les familles, dit M. Aubry, en ôtant sa pipe de sa bouche. Elle priera pour ses parents et fera pénitence pour eux.

— M’est avis qu’ils n’en ont guère besoin !

— Eh bien ! ce sera pour les autres qui en ont assez grand besoin comme ça ! »

Telle est la salutaire influence d’un chagrin véritable, qu’il fait disparaître comme de mauvais brouillards tous les petits chagrins factices qu’engendre la rêverie égoïste et le tendre amour de nous-mêmes. À partir du jour où Jean fut sûr de perdre sa sœur, il cessa complètement de rêvasser et de se créer des chimères. Il eut avec sa chère Marthe de ces longs entretiens qui roulent en apparence sur les sujets les plus indifférents, et en réalité mettent au grand jour les sentiments les plus nobles et les plus élevés de notre âme. C’est à cette époque aussi que Jean s’éprit de la musique des grands maîtres ; elle se trouvait en harmonie avec l’état de son âme.

Je laisse aux philosophes le soin et l’honneur de décider quel est le rôle de la musique dans le développement de l’humanité. Ce que je sais, c’est qu’il y a une certaine musique qui élève certaines âmes au-dessus d’elles-mêmes.

« C’est singulier, disait Jean à sa sœur qui lui jouait une mélodie de Schubert : lorsque j’entends certaines mélodies, c’est comme lorsque j’entends le récit de certaines actions : je frissonne et il me semble qu’au sortir de là je suis plus disposé moi-même à faire quelque chose qui ne soit pas vulgaire. Rejoue-moi cette dernière phrase, je t’en prie. » Et il se promenait à grands pas dans le salon.

« À quoi penses-tu, chéri ?

— À toutes sortes de choses, et à bien d’autres