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que M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, Thorillon venait de composer une circulaire sans s’en douter.

Ce fut le perruquier qui répondit le premier : il conseillait à Thorillon de l’appeler coiffeur sur l’adresse de sa prochaine lettre. Chacun de ses autres correspondants répondit, en prenant ses aises, mais enfin tous répondirent, et Baptiste se trouva le plus heureux des hommes, car il savait désormais au jour le jour ce qui se passait à Châtillon. Il se ruinait en ports de lettres ; mais, comme il le disait quand on lui en faisait l’observation : « Tous les domestiques ont leurs défauts, c’est là le mien ; c’est ma manière d’aller au cabaret. » Il envoyait à ses correspondants ses impressions de voyage en Normandie, avec réflexions morales et humoristiques. Grâce à lui et à certains croquis, on sut à Châtillon comment était fait le pavillon, la distribution des pièces, l’aspect de chacune. Au milieu du salon, par exemple, un Thorillon assez informe, armé de quelque chose qui ressemblait à un plumeau, paraissait épousseter quelque chose qui avait l’air d’un fauteuil. Joignez à ce travail de correspondance les excursions, le service, les rapports à recopier, et vous aurez l’idée du Thorillon le plus occupé qu’il y ait jamais eu depuis l’apparition du premier Thorillon à la surface du globe terrestre.

Deux choses troublaient la sérénité d’âme du brave garçon : la première, c’est qu’aucun ouvrier n’avait jamais manqué à M. Nay, et lui, Baptiste, n’avait jamais eu l’occasion de colleter quelqu’un pour l’honneur de la famille. Il aurait aimé à le faire ; et, avouons cette faiblesse, depuis qu’il se mêlait d’écrire, il aurait aimé à le raconter.

La seconde chose qui le troublait, c’est qu’il y avait évidemment un chagrin dans la famille ; Mme Nay pleurait quelquefois, et Baptiste savait par ses correspondants que M. Defert était triste et que Mme Defert était bien changée ; M. Jean n’est pas non plus dans son état ordinaire. C’est Mlle Marthe qui montre le plus de courage.

Jean est un excellent élève de seconde ; il a tous les succès que peut souhaiter le collégien le plus ambitieux. Son petit élève se distingue en septième. Il sert, à son tour, de Mentor au numéro suivant qui l’a suivi à un an de distance dans la voie qui conduit aux professions libérales. Jean, s’il était vaniteux, pourrait se contempler dans son œuvre. Sans être vaniteux, il a le droit d’être fier de ce qu’il a fait. Malgré cela, Jean a parfois un air mélancolique, qui va bien d’ailleurs à sa figure douce et sérieuse. Il éprouve une lassitude continuelle qui le force à s’étendre dans un fauteuil ou sur un canapé, et il y reste quelquefois une heure sans rien dire, rêvant à je ne sais quoi, et regardant courir les nuages. Le médecin consulté dit que c’est l’âge qui veut cela.

Mais Jean était trop simple et trop sensé pour se complaire dans des rêveries énervantes, et dans je ne sais quelles aspirations à l’idéal, qui font qu’un grand benêt de seize ans (le benêt de toutes les romances sentimentales, qu’il soit en redingote moderne ou en pourpoint renaissance) demande aux hirondelles où elles vont, prie les alouettes de l’enlever dans l’immensité du ciel bleu, et adjure le rossignol de lui révéler le secret de son insondable tristesse.

C’est l’âge où les jeunes garçons se transforment en jeunes gens, âge pénible pour le corps, dangereux pour l’âme ; âge où ceux qui n’ont pas des principes solides et des guides sûrs, sous prétexte d’enfourcher l’idéal, se lancent à corps perdu dans les sottises les plus prosaïques.

Lorsque Jean, le digne fils de sa mère, se surprenait à rêvasser et à vagabonder à la suite des nuages, il tressaillait, se levait et se mettait à marcher. Heureusement qu’il n’avait pas été élevé dans le culte de soi-même. Au lieu de dire en prose ou en vers, j’ai du vague dans l’âme, ou mon âme est une lyre ou une harpe éolienne ou tout autre instrument de la lutherie romantique, il se disait : Je divague, il est temps de revenir sur la terre. Et sur la terre que trouvait-il ? Le devoir sous toutes ses formes. Mais, diront les âmes sensibles, pour un cœur qui s’ouvre à la poésie, le devoir, c’est bien prosaïque.

Prosaïque ! Qu’y a-t-il au monde de plus poétique et de plus grand que la lutte, la souffrance, et l’intime et fortifiante jouissance du triomphe que l’on remporte sur soi-même ? C’est parce qu’il est austère et difficile que le devoir est l’idéal de la vie. Les moralistes à l’eau de rose, qui disent que le devoir est facile et que la vertu est toujours récompensée, nous trompent presque aussi cruellement que les romanciers, pour qui la vie est une promenade en nacelle, sur un lac bleu, à la clarté des étoiles. La vie est une bataille : voilà la vérité ; et s’il y a un bonheur possible au monde, il est pour les vaillants.

Quand Marthe eut ses vingt-quatre ans accomplis, tout Châtillon sut pourquoi les Defert étaient tristes. Marthe, depuis plusieurs années, avait annoncé à sa mère qu’elle avait le désir de se faire religieuse. Mme Defert lui ayant demandé du temps, Marthe avait attendu avec obéissance l’époque fixée par sa mère, et lui avait annoncé le matin même que sa résolution n’avait pas changé.

Quand la nouvelle se répandit, on fut d’abord tout à la surprise. Ce premier moment passé, les habiles affirmèrent qu’ils avaient deviné cela bien longtemps d’avance ; les gens qui veulent tout expliquer trouvèrent toutes sortes d’explications, excepté la bonne ; les plaisants déclarèrent que cela les aurait moins surpris si Mlle Defert eût été laide ou pauvre ; les braves gens admirèrent de bonne foi une vocation qui n’était pas suspecte. Les jeunes filles vantèrent avec force exclamations la foi de Mlle Marthe, mais sans aucune intention de l’imiter. Mlle Ardant avoua que la vie religieuse a du bon, mais qu’elle ne pourrait jamais, pour sa part, s’astreindre à se lever avant l’aube. Mlle Bailleul dit, en jouant négligemment avec ses belles boucles, que c’était une horreur de penser