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LES BRAVES GENS¹

CHAPITRE XVII

Thorillon, par correspondance, découvre que la famille Defert a un chagrin secret. Les opinions du monde sur la vocation de Marthe, et l’opinion de Marthe sur la vocation de Jean.


Thorillon, dès les premiers temps de son séjour en Normandie, eut le mal du pays : il regrettait Châtillon. Il n’eut garde cependant de le dire ou de le laisser deviner ; car, s’il avait quelquefois des bizarreries et des aberrations d’esprit, il avait le cœur délicat et généreux et n’aimait pas à ennuyer les autres de ses ennuis. Bien décidé à rester auprès de M. et Mme Nay, auxquels il se croyait nécessaire, surtout depuis qu’ils avaient un bébé, il finit par découvrir que ce serait délicieux d’avoir directement des nouvelles du pays. Quand cette idée fut née dans sa tête, elle y fructifia, y mûrit et aboutit à l’achat du Parfait secrétaire. Mais les phrases du Parfait secrétaire étaient si ronflantes, que Baptiste, en les lisant pour s’en pénétrer, s’imaginait qu’une toupie lui bourdonnait dans la tête. Il n’y comprenait rien du tout ; et puis, dans cette prodigieuse quantité de modèles de lettres, il ne trouvait pas un seul titre qui lui parût convenir à sa situation particulière, comme par exemple : Lettre de quelqu’un de Châtillon, qui est au pavillon de Barre-y-Va par Caudebec en Caux, à quelqu’un de Châtillon qui est à Châtillon, pour avoir des nouvelles du pays.

Pendant huit jours au moins, Baptiste, extérieurement gai et actif, fut intérieurement concentré et mélancolique. Mais plus il promenait sa mélancolie sous les pommiers du clos, ou au bord de la Seine, ou dans les rues étroites et tortueuses de Caudebec, moins il voyait clair dans son aiïaire. De guerre lasse, il confia son embarras à Mme Nay, qui s’empressa de lui donner conseil. Il fut bien surpris d’apprendre que, quand on veut écrire une chose, il suffit, pour être compris, de l’écrire simplement comme on la dirait. Il avait cru jusque-là qu’il y avait des formules solennelles auxquelles il fallait être initié, et que toute pensée destinée à entrer dans la composition d’une lettre devait être entortillée dans des phrases à effet, comme un bonbon dans du papier doré.

« Alors, si j’ai bien compris Madame, quand je veux avoir des nouvelles de quelqu’un, il suffit de lui marquer que je voudrais avoir de ses nouvelles ?

— Parfaitement.

— Et si la personne est un perruquier, par exemple ?

— C’est la même chose, à moins que vous ne vouliez lui demander des nouvelles de sa clientèle et de ses affaires. »

Et toute la mélancolie de Baptiste se dissipa comme un brouillard aux rayons du soleil. Partant de ce grand principe que l’on doit écrire aussi simplement que l’on parle, Baptiste commença par composer une lettre pour se rappeler au souvenir de son correspondant, et lui exprima le regret d’être loin de la jolie ville de Châtillon, et le désir d’en avoir des nouvelles. Quand il eut laborieusement confectionné un premier modèle, il n’eut plus qu’à le recopier un certain nombre de fois égal au nombre des personnes dont il voulait se faire des correspondants. De même