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Loret. Il résolut de s’observer mieux le lendemain, et s’endormit sur cette bonne résolution.

Le lendemain, il arriva à la leçon avec une telle provision de patience et de résignation, que sa physionomie avait quelque chose de tendu qui frappa le petit garçon. « Eh bien ! lui dit-il pour commencer qu’est-ce que ton professeur a dit de ton devoir d’hier ?

— Il n’en a rien dit du tout. »

Jean fut un peu mortifié que son travail eût passé inaperçu. Nous aimons tous à retrouver la trace des efforts que nous avons faits. Jean aurait dû se dire que cette trace ne pouvait pas être encore bien profonde. Il se le dit plus tard. Pour le moment, il considéra le silence du professeur de huitième comme un affront personnel. Il devait le dévorer avec magnanimité pour l’amour du prochain !

Et quel prochain ! Il avait les mains bien malpropres, le prochain ; et sa vareuse aurait eu besoin d’un bon coup de brosse. Cependant « le prochain » avait si grand’peur de prendre de trop fortes plumées d’encre, qu’il finissait par n’en plus prendre du tout. C’était un va-et-vient agaçant. Pourtant Jean ne dit rien. Le pauvre petit, à qui sa mère avait fait évidemment la leçon, ne parlait plus qu’à voix basse, et n’osait regarder ni à droite ni à gauche.

Jean lui demanda ce qu’il avait ; ce n’était pas un fort bon moyen de le mettre à l’aise ; il le sentit, et, comme il avait bon cœur, il voulut réparer sa bévue, et trouva sans peine de si bonnes paroles, que le « prochain » se sentit renaître. Comme il avait des inquiétudes dans les jambes, il les étendit toutes les deux à la fois avec tant de brusquerie qu’il glissa le long du dossier de sa chaise, et aurait subitement disparu si Jean ne l’eût rattrapé par le col de sa vareuse.

Comme le professeur riait de tout son cœur, l’élève se mit à rire aussi. Il se hasarda même jusqu’à faire remarquer que c’était « très-rigolo ». Jean répondit avec un peu de froideur que c’était très-amusant en effet, et garda pour une autrefois les remarques philologiques qu’il comptait bien faire sur l’emploi du mot rigolo.

Lorsque l’aspirant aux professions libérales raconta son aventure en famille, Mme  Loret éleva quelques doutes sur la propriété de l’expression rigolo. Camille affirma que les lézards l’employaient à chaque instant ; l’autorité des lézards ne put dissiper les doutes de Mme  Loret. M. Loret suggéra l’idée de consulter le petit dictionnaire de Cyprien. Après de longues recherches, on trouva le dictionnaire dans la cabane du lapin. Personne ne l’y avait mis ! D’où Mme  Loret conclut ironiquement que c’était le lapin qui l’avait emporté pour le consulter à son aise. Après avoir bien feuilleté le petit livre, on fut forcé de convenir que rigolo n’est pas français. Mme  Loret décida qu’à l’avenir il vaudrait mieux éviter d’employer ce mot.

Telle fut la première réforme qui s’opéra dans la famille Loret, mise en contact par un de ses membres avec la société éclairée. D’adjectif qu’il était, rigolo devint un nom propre, dont on affubla le grand lapin mélancolique.

Il n’y a pas de milieu : l’état de professeur est ou bien un métier vulgaire et un véritable enfer, ou bien c’est l’école de l’abnégation et du dévouement. Grâce aux conseils de sa mère, grâce à sa propre volonté et à son énergie, Jean trouva bientôt que ce n’était ni un métier vulgaire, ni un enfer. Son esprit y gagna bien quelque chose, car enseigner, c’est apprendre deux fois ; son caractère surtout s’y formait, et y prenait une nouvelle trempe.

Quand Michel de Trétan et ses amis apprirent que Jean faisait l’école à un petit ourson mal léché, ils trouvèrent là une source inépuisable de fines plaisanteries et de bons mots.

Ces messieurs, qui avaient horreur de la mauvaise compagnie (or, un collège n’a rien absolument de fashionable), recevaient à domicile une éducation très-distinguée, sous la direction de précepteurs soigneusement triés sur le volet. Car, il ne faut pas s’y tromper, il y a précepteurs et précepteurs, comme il y a fagots et fagots. Il y a des précepteurs moroses et exigeants qui veulent que l’on travaille assidûment, qu’on se couche tôt, qu’on se lève de bonne heure, que l’on se prive des plaisirs charmants du monde. Ceux-là sont les précepteurs à l’ancienne mode.

Le Châtillon moderne avait changé tout cela. Les vrais précepteurs (selon le Châtillon moderne) ont compris quels étaient les besoins du siècle ; ils ont suivi le progrès, ils savent qu’on ne peut former trop