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« Eh bien ! je n’aurais pas cru cela, » dit philosophiquement un des amis du vaincu.

Un autre ajouta, non moins philosophiquement, que quelquefois : Tel vient chercher de la laine qui s’en retourne tondu. Un troisième cita quelques vers de Virgile, où il est question de coups de poing reçus, d’yeux pochés et de dents brisées. Un quatrième dit, avec une certaine admiration, que ça avait été fait avec beaucoup d’aisance et de grâce.

Tous ces menus propos ne consolaient pas Lepéligas de sa mésaventure ; et je ne crois pas non plus qu’ils fussent faits pour cela.

La classe du soir eut un tout autre aspect que celle du matin. Lepéligas était absent, « ayant fait une chute », comme le disait un billet de son père au principal. Les voisins de Jean furent pleins d’égards pour lui ; les internes lui trouvèrent tout de suite l’air bon enfant. Le courage a tant de prestige, surtout quand il est servi par un poing solide et exercé ! Jean put impunément être poli, puisqu’il était brave ; on lui pardonna même d’avoir su ses leçons sans en manquer un mot : ce qui, selon l’opinion des fortes têtes du collège de Châtillon, est signe de médiocrité, la mémoire étant une faculté d’ordre inférieur.

Dès le soir même, Jean fut célèbre parmi les externes des hautes classes, et légendaire parmi les petits bonshommes qui s’en vont au collège avec une culotte courte, des bas rouges, un grand col blanc rabattu, un bissac trois fois trop gros et des billes plein les poches. Ils redirent à leurs mères et à leurs sœurs les péripéties de la terrible lutte. Seulement, comme l’admiration grossit les choses tout aussi bien que la peur, ils racontaient que Lepéligas avait la tête de plus que Jean, et que ce dernier cependant l’avait abattu d’une seule main, en mettant l’autre derrière son dos. Et chacun prenait plaisir à répéter cet épisode héroïque, comme s’il rejaillissait sur lui-même quelque chose de la gloire du héros.

L’un des plus émerveillés, c’était le jeune Cyprien Loret, qui venait de faire, sans éclat, son entrée en huitième. Toute la famille regardait avec une curiosité respectueuse le premier des Loret qui eût mis le pied au collège, c’est-à-dire dans la voie des études classiques, et qui fût devenu, par ce seul fait, un aspirant aux professions libérales. Le drôle en abusa un peu pour tenir le dé de la conversation pendant tout le souper. La famille apprit ainsi, avec intérêt, que le professeur de huitième était chauve et rougeaud, qu’il avait une cravate blanche et une chaîne de montre en or ; que les élèves avaient des tuniques trop longues ou trop courtes ; que son voisin Lerminot l’avait traité d’ourson, et lui avait demandé s’il ne ferait pas tondre sa vareuse au printemps. — Chacun des membres de la famille Loret reporta les yeux sur sa propre vareuse, et tout le monde se mit à rire. — Mais où l’on ouvrit de grands yeux et de grandes oreilles, ce fut lorsque le nouveau collégien raconta que Lepéligas avait voulu aplatir le nez de Jean, et que Jean lui avait aplati le sien de la bonne manière. Il y eut des hourras ! et le père de famille ayant réclamé le silence en frappant sur la table avec le manche de son couteau :

« Et les autres collégiens, que disent-ils de cela ?

— Ils disent que c’est bien fait.

— Entends-tu, maman, dit M. Loret en regardant sa femme : les autres collégiens disent que c’est bien fait ; et moi, je dis que ce sont de braves garçons. Attaquer M. Jean ! Et lui, avec son air tranquille, qui aplatit le nez de l’autre. Oh ! quelle bonne farce ! »

Un coup de sonnette retentit, et l’on entendit la voix de l’oncle Jean dans le corridor. M. Loret mit un doigt sur ses lèvres et recommanda le silence à tout le monde.

« Bonjour, capitaine ; vous ne savez rien de nouveau ? »

Le capitaine ne savait rien de nouveau. Ah si ! M. Aubry faisait construire un kiosque dans son jardin pour y boire de la bière en été. Il le ferait couvrir d’un toit chinois, avec des clochettes aux angles. À la description de ce palais des Mille et une nuits, tous les Loret restèrent bouche béante.

« Et M. Jean ? dit M. Loret.

— Jean travaille comme un ange (comparaison inexacte : les anges ne font point de versions grecques, et ne consultent ni le dictionnaire grec d’Alexandre, ni la grammaire de Burnouf).

— Il ne lui est rien arrivé d’extraordinaire ?

— Rien, je quitte la maison et je l’aurais su. Il aime déjà son professeur, voilà tout ce qu’il m’a dit.

— Et il est tranquille comme à l’ordinaire ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ? reprit le capitaine que ces questions commençaient à inquiéter.

— Eh bien ! c’est un rude gaillard avec sa figure de demoiselle, voilà tout ! Entendez-vous cela, vous autres ; il a fait ce que vous savez, tout le monde dit qu’il a été brave comme un lion, et lui il embrasse sa maman et sa sœur et va s’asseoir à sa petite table pour travailler.

— Mais quel coup ? demanda le capitaine qui perdait patience.

— Pif ! pouf ! paf ! répondit l’huissier, en faisant mine de boxer un Lepéligas imaginaire ; un nez aplati ! un œil poché ! l’insolent sur le dos ! le temps de dire poliment bonjour, et mon gaillard s’en va, tranquille comme Baptiste, faire ses petites écritures. » (Je ne sais, pour ma part, à quel Baptiste M. Loret faisait allusion ; j’espère que ce n’est pas à Baptiste Thorillon, car cette comparaison encore ne serait pas exacte. Ce Baptiste-là n’était pas tranquille, et ses prévisions, sinon ses craintes, avaient été justifiées.)

À force d’explications, le capitaine finit par comprendre ; sa figure prit aussitôt une expression de perplexité comique. S’il approuvait sans réserve le triple coup de poing et le sang-froid élégant avec lequel il avait été donné, il n’était pas sans inquiétude sur l’opinion de Mme  Defert à propos de cette entrée en matière un peu brusque.