Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/12

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’homme grommela quelque chose où l’huissier comprit que s’il avait besoin d’une chaise, il n’avait qu’à se servir lui-même. Comme il était bien décidé à ne pas se montrer difficile, il se contenta de ce consentement bourru, s’assit à califourchon sur la chaise, et dit en plongeant avec délices tout le bas de son visage dans son gros bouquet de marguerites :

— À présent, causons affaires !

— Causer affaires ! quand vous venez m’égorger avec votre air bonhomme. Dites ce que vous avez à dire, et que ce ne soit pas long, sinon…

— D’abord, le jugement n’est pas exécutoire aujourd’hui.

— Alors, qu’est-ce que vous faites ici ?

— Écoutez-moi, Carville.

— Vous écouter ! dit l’autre en se levant. Voilà la porte ! et il étendit le bras vers la porte. Vous viendrez quand ce sera votre droit. Jusque-là… voilà la porte. M’entendez-vous ? ou faut-il que je prenne un manche à balai pour vous faire déguerpir.

L’huissier resta tranquillement assis, le nez dans son bouquet, et ne parut nullement ému des menaces du cabaretier. « Vous m’écouterez, reprit-il d’un ton ferme. Et d’abord, quand vous me battriez, votre affaire n’en irait pas mieux, entendez bien cela. Et puis, papa est solide, » ajouta-t-il, avec un bon gros rire, en frappant d’un coup de poing sa large poitrine.

L’homme se rassit, mais il affecta de regarder par la fenêtre ; la femme, plus avisée, dit à l’huissier de parler toujours, et que l’on verrait après ce qu’on aurait à faire.

— N’avez-vous donc personne qui puisse vous aider ?

— Personne, répondit la femme.

— Vous êtes-vous adressés à votre voisin ?

Le voisin était un fermier renommé pour sa dureté et pour son avarice.

— Lui ! cria la femme avec le ton du plus souverain mépris… Lui demander de l’argent à lui ! autant vaudrait en demander à une pierre. Ah bien ! Dieu merci, si c’est là votre conseil…

— N’en parlons plus, répondit flegmatiquement l’huissier. J’ai d’ailleurs un meilleur conseil à vous donner. Écoutez-moi bien : M. Defert, le fabricant, a un fils depuis hier.

L’homme desserra les lèvres pour dire que cela lui était bien égal, et retomba aussitôt dans son silence boudeur.

— Figurez-vous, dit l’huissier, qui semblait s’amuser de la mauvaise humeur du cabaretier, figurez-vous que je passais hier devant la porte de la mairie. Voilà qu’on m’appelle : Monsieur Loret, monsieur Loret, un mot, s’il vous plaît ! Devinez qui m’appelait ?

— Phui ! siffla Carville en plongeant ses deux poings fermés au plus profond de ses poches. Il se mit à contempler avec attention les poutres du plafond, et en réponse à la question de l’huissier, fit cette remarque pleine d’à-propos : « Il y a beaucoup de mouches cette année !

— Vous trouvez ! dit l’huissier avec bonhomie ; après cela, c’est bien possible. Eh bien ! reprit-il, comme si personne ne l’avait interrompu, celui qui m’appelait, c’était M. Defert en personne. Oui, c’était bien lui ! « Voulez-vous me rendre un service, qu’il me dit. — Deux, si vous voulez, monsieur Defert. » Il se met à rire, et moi aussi, et le capitaine Salmon aussi ; car il faut vous dire que le capitaine Salmon en était. « Eh bien, monsieur Loret, entrez avec nous, et venez signer comme témoin au registre de l’état civil ; c’est un garçon, vous savez. — Bravo ! lui dis-je, et nous entrons.

Carville bâilla avec affectation. La ménagère qui regardait l’huissier avec curiosité, et qui prévoyait quelque chose, pria, en termes peu courtois, son seigneur et maître de ne pas interrompre.

— Comment vont les affaires ? me dit-il quand c’est signé et paraphé. — Peuh ! tout doucement. Voilà tout d’un coup une idée qui me pousse dans la tête. Alors je lui dis : Tenez, monsieur Defert, j’ai en ce moment… bref, je lui conte toute votre affaire. « Bon ! bon ! bon ! qu’il disait. Oh ! la bonne farce !

— Ça, c’est trop fort, grogna Carville.

— Mais, tête de bois, lui dit sa femme avec impatience, tâche donc seulement de te taire. Monsieur Loret, faites excuse.

— Oh ! la bonne farce, qu’il me dit. Ce sont de braves gens ? Bon ! leur créancier est trop dur ? Bon ! Eh bien ! je vais leur en donner un qui sera plus patient. Arrangez cela, monsieur Loret. Ce sera mon petit Jean, oui, monsieur, qui sera leur créancier ; rachetez pour lui cette créance. Et si ce créancier-là les tourmente de longtemps, j’en serai bien surpris. Et moi aussi, dit le capitaine. Et moi donc ! que je leur dis.

— Alors c’est une affaire arrangée, mettez cela au nom de M. Jean Defert, de la maison Defert et Cie.

— Je ne veux pas qu’on m’interrompe ! dit Loret en voyant que Carville ouvrait la bouche. C’est d’hier matin cela. Hier, je grillais de venir ici, je n’ai pas pu. Alors je me suis dit qu’en me levant quelques heures plus tôt aujourd’hui, et en retardant l’heure de mon déjeuner, j’aurais le temps de venir vous conter cela.

Carville tout honteux de ce qu’il avait dit dans son emportement, ne savait plus quelle figure faire. À la fin, sa physionomie s’éclaircit, et prenant son parti en brave, il sortit de son retranchement et tendit la main à l’huissier.

— Monsieur Loret, dit-il, je ne suis qu’une tête de bois, c’est ma femme qui l’a dit. Vous êtes un brave homme ! un digne homme !

— Vous, la mère, reprit tranquillement M. Loret, vous irez, dès aujourd’hui, remercier M. Defert ; ça sera convenable. Allons, il est temps que je parte. Oui ! oui ! c’est bon, ajouta-t-il en réponse aux remerciements de la femme et du mari. Faites ce que je vous dis, et envoyez votre gamin à l’école. Je l’ai vu en venant, qui polissonnait dans les prés.