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l’huissier les poursuit, c’est pour son propre compte et pour son propre plaisir. Les battoirs frappaient le linge avec un redoublement d’activité ; on ne recommença à babiller que quand l’huissier fut passé.

Cela lui fit bien quelque chose ; mais il ne s’appesantit pas sur cette petite circonstance. Ce n’était après tout qu’un des inconvénients de sa profession, et quelle profession n’a pas les siens ? Sur cette réflexion philosophique, il alluma une seconde pipe, et reprit de plus belle ses moulinets et ses exercices d’escrime.

Quand il traversa le hameau de Châtillonnet, quelques gamins s’enfuirent en le voyant. Au delà de Châtillonnet, la prairie, plus exposée aux inondations de la Louette, et aussi plus fertile, produisait une herbe plus drue et plus haute, toute constellée de grandes marguerites. L’huissier ne put résister au plaisir d’en cueillir un gros bouquet pour amuser ses enfants.

Arrivé près du bourg de Labridun, il remit sa grosse pipe dans sa poche, ôta son petit chapeau rond, et s’essuya le front. Il s’arrêta deux ou trois minutes, comme un acteur qui repasse une dernière fois son rôle avant d’entrer en scène ; puis il se dirigea vers une des premières maisons du bourg, qui était un cabaret. L’enseigne qui se balançait sur une tringle de fer rouillée, annonçait à tous les passants qu’ici Carville donnait à boire et à manger, et promettait aux plus difficiles les liqueurs les plus exquises.

Carville en personne, coiffé d’un bonnet de peintre en bâtiments, la figure ornée d’une barbe de huit jours, assis au comptoir, fumait sa pipe d’un air farouche. Sa femme balayait le pas de la porte. En voyant apparaître maître Loret, elle rentra précipitamment et dit à son mari : « Le voilà ! » L’homme jeta sa pipe sur le comptoir avec un geste de mauvaise humeur ; mais il ne se leva pas.

« Bonjour à tout le monde, » dit maître Loret en ôtant poliment son chapeau. Et sans vouloir remarquer qu’on le recevait plus que froidement, il marcha droit au comptoir, et dit au cabaretier :

« J’ai là dans ma poche un jugement contre vous, vous savez ! »

L’homme grogna et dit que ce n’était pas difficile à deviner, rien qu’à le voir.

« Bon ! Eh bien, qu’est-ce que vous comptez faire ?

— Ce que je compte faire ? reprit l’autre en mettant les deux coudes sur le comptoir, et en regardant l’officier ministériel d’un air peu bienveillant. C’est bien facile de me demander ce que je compte faire. Eh bien ! vous qui en parlez si à votre aise, qu’est-ce que vous feriez à ma place ?

— J’offrirais une chaise à l’ami Loret qui est fatigué de sa course ; car voilà déjà que le soleil commence à être chaud. »