Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Marguerite vint jeter le trouble dans ses idées et dans ses habitudes. Il eut alors des lubies si étranges, que l’on crut cette fois qu’il devenait absolument fou.

Pendant des journées ou des demi-journées son pupitre demeurait vacant. Et l’on apprenait qu’il passait son temps chez le perruquier, regardant raser, tondre, peigner, poudrer et friser, au milieu des senteurs de pommade à la rose, au jasmin, à la tubéreuse, et de l’odeur des cheveux roussis. À force de regarder, l’idée lui était venue, pour se distraire, de raser, de tondre, de friser, et de roussir. Le perruquier, qui roulait déjà dans sa tête ambitieuse le projet de renouveler son enseigne et de s’intituler coiffeur, avait d’abord accueilli avec assez de maussaderie la requête de Thorillon : il flairait en lui un futur concurrent. Une fois rassuré sur ce point délicat, il lui abandonna les têtes de passage, et certains de ces clients timides qui n’osent jamais souffler mot, même quand on les écorche au lieu de les tondre. C’est alors que Thorillon se transformait. De morne et d’endormi, il devenait gai, actif et bavard : un vrai Figaro. C’était plaisir de l’entendre dire, du ton d’un garçon coiffeur bien appris : « Le rasoir ne fait pas mal à monsieur ?

— Mettrai-je de la poudre à monsieur ? — L’eau est prête pour monsieur ! — Un petit coup de brosse à monsieur ! »

Puis il se mit à fréquenter pendant quelque temps le café des Trois-Rusés, dans la petite rue Trompe-Souris, où se réunissaient, dans un salon particulier, les domestiques de bonne maison. Il y passait des heures, non pas à boire, mais à bavarder et à interroger ; et il en sortait avec une figure de jubilation.

D’autres fois, sa manie errante le conduisait à la cuisine, où avec le plus grand sérieux il revêtait un grand tablier bleu, et se mettait, avec une sorte de zèle furieux, à éplucher les légumes et à récurer les casseroles, malgré les protestations de Justine, qui au fond n’était pas trop fâchée.

Aux heures où les employés avaient quitté le bureau, il s’y renfermait avec soin, et, sans douter un instant de son honnêteté, on se demandait ce qu’il y pouvait faire. Peut-être, si on l’avait su, aurait-on écrit tout de suite au directeur de l’asile des aliénés, pour lui annoncer un nouveau pensionnaire. Il s’asseyait sur une chaise, dans un coin, comme pour s’exercer à attendre patiemment. Puis, comme si un coup de sonnette eût retenti, il courait à la porte d’entrée des bureaux, faisait semblant de l’ouvrir à un visiteur fantastique, s’effaçait pour le laisser passer, et lui demandait qui il aurait l’honneur d’annoncer. Selon la réponse qu’il s’était forgée à lui-même, et qu’il accueillait toujours avec un sourire obséquieux, il annonçait à la porte de l’autre pièce : « Monsieur le Sous-Préfet ! Monseigneur l’Évêque ! Monsieur l’Ingénieur en chef ! »

Il annonçait trois fois, quatre fois, dix fois de suite la même personne, jusqu’à ce qu’il fût satisfait de l’intonation. Alors il retournait s’asseoir, et continuait de s’exercer à la patience.

D’autres fois, il ouvrait à deux battants la porte de communication et annonçait avec emphase : « Madame est servie. »

Un beau jour, il coupa sa barbe pelucheuse, ne réservant que deux favoris en côtelettes, et il arbora une cravate blanche. Ce fut la joie des jeunes employés pendant toute la journée. Le soir, il prit à part M. Dionis, et lui demanda mystérieusement à quoi il ressemblait avec sa cravate blanche et ses favoris. M. Dionis lui demanda s’il ne se choquerait pas de sa réponse.

« Pas du tout.

— Eh bien, vous ressemblez trait pour trait à un domestique de bonne maison.

— Vrai ! la ! monsieur Dionis, vous trouvez ? reprit Thorillon avec une voix tremblante d’émotion.

— Je le trouve parce que cela est.

— Merci, monsieur. Permettez-moi de vous serrer la main pour cette bonne parole. » Et Thorillon partit, l’air enchanté.

Le lendemain, on remarqua encore quelque chose de nouveau. Thorillon faisait des brouillons, qu’il déchirait ensuite d’un air chagrin. Quand on faisait mine de se diriger de son côté, il jetait précipitamment sur son travail une grande feuille de papier brouillard, et se mettait à tailler une plume pour vous dérouter. Le résultat de cette mystérieuse élucubration, qui ne dura pas moins de deux jours et demi, fut une missive de format gigantesque que Mme Defert trouva une après-midi sur la cheminée de sa chambre.

Le cachet rompu, Mme Defert se trouva en face