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abondante, et cependant on dit que la disette règne dans cette partie de la Sibérie : c’est à n’y rien comprendre.

Vers dix heures nous entrons dans l’immense cour d’une riche ferme, et l’on nous sert en peu de temps de quoi réparer nos forces. Nous y trouvons de plus des chevaux et un périclodnoï dans lequel nous serons au moins à l’abri s’il pleut.

Le fermier est un homme superbe. Il n’a pas moins de quarante personnes sous ses ordres. Sa fille, une jeune femme aux traits réguliers, est plus grande que lui de la moitié de la tête ; c’est le plus beau type qu’il soit possible de voir de la race sibérienne.

Je vais prendre une vue de la petite église du village qui est devant la porte, puis je propose au fermier qui m’a suivi de le photographier avec tout son personnel. Il me demande en hésitant ce que cela lui coûtera, et, sur ma promesse de ne rien lui faire payer, se prête assez volontiers à mon désir.

Nous partons conduits par un yemchtchik tatar, et traversons des plaines fertiles et bien cultivées. Les villages paraissent de plus en plus riches et de plus en plus habités. Quelques-uns d’entre eux nous frappent par la propreté qui y règne, et Île bon entretien des cours. Les maisons ont un aspect plus gai. De loin nous apercevons les églises ; elles sont peintes en blanc ou en vert comme partout, et ont un clocher élancé. En approchant, nous remarquons que ce ne sont pas des croix qui surmontent ces édifices, mais le croissant : ce ne sont pas des églises, mais des mosquées. Les habitants ont, de plus, un costume particulier : ce sont des villages tatars.

À la sortie de l’un d’eux est un bois épais, entouré d’une barrière. Il longe la route, qui décrit ici un demi-cercle : c’est le cimetière. Sous la verdure des arbres nous voyons des cercueils rangés, se touchant presque. Ils sont un peu soulevés, de façon à ne pas toucher la terre, et un petit auvent, supporté par quatre montants, les protège contre les intempéries. Quelques-uns sont en mauvais état, et leur délabrement prouve leur vétusté.

BARRIÈRE DE ROUTE[1].

Marie, ayant déjeuné, étant assez confortablement installée dans son périclodnoï, jouissant du beau soleil qui nous est revenu, a retrouvé sa bonne humeur. Elle se félicite maintenant de cette sécheresse qui nous a permis d’ajouter à nos souvenirs la téléga, le périclodnoï, de nouvelles punaises, la famine et enfin les villages tatars. Car Tiumen se dessine dans le lointain, nous longeons la rive gauche de la Toura et nous pouvons même distinguer les wagons de marchandises rangés sur la rive droite, où se trouve la ville. Un galop nous amène aux faubourgs, et notre joie tombe instantanément devant le lugubre aspect qu’offre cette ville, pourtant jolie. Presque personne dans les rues, toutes les maisons fermées, les fenêtres condamnées, on sent qu’il n’y a plus dans Tiumen que ceux qui n’ont pu fuir. Ce n’est pas le délabrement de Nikolaïevsk, c’est l’abandon précipité à l’approche d’un danger. J’ai su dans la suite, de très bonne source, qu’au 18 août il était déjà mort 1 800 personnes du choléra depuis le commencement de l’épidémie.

La Toura coule encaissée entre deux berges élevées de près de 20 mètres. Nous la traversons sur un pont presque à fleur d’eau, auquel on accède des deux côtés par une rampe fantastique. Comment dans cette ville de plus de 15 000 âmes, où se trouvent plus de cent fabriques, tête de ligne du chemin de fer et des bateaux à vapeur de Tomsk et de Sémipalatinsk, où des foires importantes produisent un mouvement énorme de marchandises et des échanges pour des sommes considérables, ne fait-on rien pour améliorer ce dangereux passage que l’on s’est contenté de daller en bois ?

Nous passons sans encombre, et bientôt nous arrivons devant une sorte de jardin public que contourne la route, derrière laquelle se dresse un gracieux monument en briques rouges : c’est la gare.

Il est 2 heures, et le train ne part que ce soir à 10 heures. À côté du buffet, qui, par parenthèse, est excellent, sont deux salons de toilette, d’où nous sortons au bout d’une trentaine de minutes avec des vêtements bien brossés, aussi frais que peuvent l’être des habits portés pour ainsi dire nuit et jour depuis trois mois.

Le prince Grégoire Galitzin part ce soir par le même train que nous. J’ai pour lui une lettre du comte Cassini, je la lui remettrai demain. On me montre au buffet un des secrétaires du prince en train de dîner. Je le prie de vouloir bien demander pour moi une audience. Il est probable que mon costume me nuit dans l’esprit de cet officier, car je ne rencontre pas chez lui la civilité à laquelle les Russes m’ont habitué. Il prend néanmoins ma carte. Vers onze heures, un autre officier, des plus courtois, vient me prévenir que le prince me recevra volontiers demain vers neuf heures, dans son wagon-salon.

Je n’eus garde de manquer au rendez-vous, et je

  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin.