Page:Le Tour du monde - 68.djvu/243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tenant, plus de bon et confortable tarantass ; il va falloir nous contenter d’un misérable périclodnoï. Plus de liste blanche pour les chevaux, dans un pays où, nous le savons, il n’y a que deux troïkas à chaque station, ce qui est à peine suffisant pour les voitures de la poste.

Vers dix heures, on annonce que nous sommes à Yévliévo, et nous accostons devant une berge élevée, au pied de laquelle on ne parvient qu’après avoir barboté dans la boue pendant 20 mètres. Arrivé au sommet, je cherche des yeux la ville, le village, le hameau ! Rien de tout cela n’existe. À 200 mètres est la maison de poste, et 200 mètres plus loin j’aperçois trois ou quatre maisons d’aspect misérable : voilà Yévliévo !

Cependant on a descendu les bagages des passagers et on les a déposés sur la berge. Le temps est très menaçant, une pluie fine commence déjà à tomber, et en attendant les voitures et les chevaux de paysans qu’on est allé chercher pour les Regamey et nous, je photographie la scène, afin de montrer aux gens civilisés qui seraient tentés de faire ce voyage, la façon barbare dont on est exposé à être traité par les grandes compagnies subventionnées de navigation, en Sibérie.

Or ce qui se passe aujourd’hui n’est pas un accident imprévu. À peu près tous les ans à pareille époque, le manque d’eau oblige les grands vapeurs à déposer leurs passagers à Yévliévo. Il serait pourtant bien facile de les transborder sur un petit steamer à fond plat, qui, lui, pourrait remonter jusqu’à Tiumen. Mais c’est une attention dont les compagnies n’ont aucun souci, parce que l’opinion publique ne se soulève pas contre elles et que les passagers supportent tout sans faire entendre la moindre protestation. Au fond, il y a dans le caractère russe beaucoup du fatalisme des Orientaux : heureuses gens !

Au bout d’une heure d’attente, nous voyons arriver deux télégas, sorte de grosses corbeilles dans lesquelles nous empilons tant bien que mal nos bagages, puis nous nous juchons par-dessus et nous voilà partis. Il n’est plus maintenant question de s’étendre mollement sur nos matelas étalés. L’important est de se tenir solidement et de ne pas être jetés hors de la corbeille dans les cahots violents qui se succèdent sans interruption. La route est abominable, par moments c’est un véritable marais dans lequel nous pataugeons au petit bonheur, verste après verste. Pour la première fois depuis notre départ de Pékin, le caractère de ma femme semble s’être modifié. Elle est franchement de mauvaise humeur et peste à haute voix contre le temps toujours menaçant, les télégas, la route, la Sibérie, les Russes et son mari. Laissons passer cet unique orage après cent jours de calme et de sérénité.

Les Regamey, eux aussi, sont trois dans leur téléga. Ils ont offert l’hospitalité à une jeune Sibérienne qui vient de Tchita et qui va à Paris étudier la médecine. Elle ne suit du reste pas un mot de français. Ses études finies, elle compte retourner s’établir dans la Transbaïkalie.

Au bout de 25 verstes, nous changeons de chevaux et de voiture. Nous tombons cette fois sur une téléga encore plus petite que la précédente, et cette seconde étape est peut-être plus pénible que la première. Enfin, vers dix heures du soir, nous arrivons dans un grand village. Il fait nuit noire. Notre yemchtchik nous conduit chez un de ses amis, qui met volontiers une chambre à la disposition des voyageurs, et qui certainement nous trouvera des chevaux pour demain. Arrivés devant sa maison, nous avons quelque peine à nous faire entendre. Au bout de plusieurs minutes, il paraît enfin, une lanterne à la main. Il nous dit, d’un air triste, qu’il lui serait bien difficile de nous recevoir chez lui ce soir, car son fils est mourant : il a été atteint du choléra ce matin. Nous n’insistons pas. Un paysan qui assistait au colloque nous dit que le choléra avait fait plusieurs victimes dans le village, mais que sa maison était indemne, qu’il avait une belle chambre bien propre à notre disposition, et des chevaux et des voitures pour demain. Il n’y a qu’à accepter.

Dans la cour de sa maison, on est obligé de placer des planches pour nous permettre de franchir le fumier qui la remplit et qui va jusqu’à la première marche de l’escalier. Il a en effet une chambre assez propre avec une sorte de cloison en planches au milieu.

Nous n’avons rien mangé depuis notre départ de Yévliévo, et il est près de minuit. Six œufs, voilà tout ce que nous trouvons à nous procurer comme provision dans ce village. Nous sommes six, le partage est facile. De nombreuses tasses de thé prennent la place d’une nourriture solide. Nous procédons à notre installation pour la nuit, et il est près d’une heure quand nous éteignons les bougies.

Il n’y avait pas dix minutes que l’obscurité régnait dans nos appartements, qu’un colloque à voix basse s’établissait dans la chambre des Regamey, de même que dans la nôtre. On sentait qu’il se passait quelque chose d’anormal, et que nous étions tous sous la même impression désagréable. À une heure un quart les bougies étaient rallumées. Nous cédions devant l’attaque d’ennemis trop nombreux et nous redemandions le samovar, pour passer le temps pendant qu’on préparerait les voitures et les chevaux.

Toute une journée en voiture découverte non suspendue, dans des chemins abominables, par un temps pluvieux, rien à manger, privation de sommeil, voilà de l’hygiène dans un pays contaminé !

18 août. — Ce n’est qu’à six heures que nous partons dans des télégas encore plus rustiques que les premières, et qu’on a dû mettre en état pour la circonstance. Nous longeons un joli étang, long et peu large, bordé de saules et de roseaux, que nous prenons d’abord pour une rivière. De nombreux canards sauvages y élèvent leur petite famille. Ce serait à photographier ; mais si je parlais de m’arrêter, je serais honni. Nous traversons de magnifiques plaines bien cultivées, et qui font un contraste frappant avec les déserts incultes des bords de l’Ob et du bas Irtich. Partout la moisson se prépare