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Kosakovski, car elles confirmaient ce que nous savions déjà, que le bateau était contaminé. On n’entend plus parler que du choléra, et naturellement les nouvelles deviennent terrifiantes en passant de bouche en bouche. Il y a un médecin aux secondes. Il conseille de ne manger ni légumes, ni poissons surtout, ni viande qui ne soit fraîchement abattue. Or la seule viande que l’on mange à bord vient de Tomsk, et elle a déjà cinq jours de date. Je conseille à l’impressionnable M. Regamey de faire son vint en paix, sans penser au choléra, comme nous faisons le nôtre, les magistrats et moi, mangeant ce que l’on nous sert, légumes, poisson, qui est délicieux, et viande de Tomsk.

Samarova : autre centre de déportation, à l’embouchure de l’Irtich, énorme affluent qui prend sa source aux frontières de Chine dans les monts Altaï, traverse Sémipalatinsk, Omsk, Tobolsk, et vient après un cours de 4 500 kilomètres, quatre fois celui de la Loire, se jeter dans l’Ob, qu’il égale presque en largeur. Il est 10 heures du soir quand nous y arrivons, après avoir admiré un superbe coucher de soleil, qui a ce grand avantage sur ceux que l’on peut voir sous les tropiques, d’avoir une durée incomparablement plus longue.

CIMETIÈRE TATAR[1] (PAGE 239).

Nous remontons maintenant l’Irtich, allant directement au sud. Nous avons vu la navigation se ralentir et les arbres diminuer de grosseur à mesure que nous avancions vers le nord en descendant l’Ob. Nous voyons maintenant la transformation s’opérer dans l’autre sens et la végétation devenir plus luxuriante. Dans les environs de Sourgout et de Samarova, l’été, qui n’a peut-être qu’un mois d’existence, est déjà terminé ; les feuilles ont pris les teintes rouillées de l’automne. C’est avec une sorte de soulagement que nous abandonnons ces tristes pays.

Les bords de l’Irtich sont beaucoup plus accidentés que ceux de l’Ob. La plupart du temps on longe de hautes falaises de terre rongées par le fleuve et surmontées de forêts impénétrables. Des arbres renversés, retenus encore par quelques racines, pendent la tête en bas, n’attendant qu’un léger désagrégement du sol pour être précipités dans [es eaux.

14 août. — Nous avons débarqué dans la nuit un autre passager ou… son cadavre.

Le second du Kosakovski vient me trouver. M. Regamey lui a dit qu’entre Krasnoïarsk et Tomsk il avait été très indisposé, et que je lui avais administré un remède qui l’avait guéri presque immédiatement. Notre pilote est très souffrant et l’on me demande si je puis le soulager. Après avoir décliné toute espèce de responsabilité, n’étant pas médecin, je lui fais prendre 40 gouttes de chlorodyne, cette excellente médecine si peu connue en Europe, mais dont aucun Européen ne se sépare en Extrême-Orient. L’effet en fut si merveilleux que le second vint le lendemain m’en demander pour lui-même. Ai-je préservé ces deux hommes d’une attaque de choléra, je l’ignore, mais ils l’ont cru et m’en on témoigné de la reconnaissance.

Dans la soirée nous croisons un vapeur qui remorque une barge contenant des forçats. Au centre est une longue coupée grillée où sont réunis tous les prisonniers. On me dit qu’il y en a plusieurs centaines derrière ces barreaux.

Ce spectacle nous émeut toujours, mais il laisse absolument froids nos magistrats, qui, à ce sujet, nous parlent des criminels en Sibérie, dont ils déplorent, au point de vue de l’art, le peu d’ingéniosité. Ce sont presque tous des échappés du bagne, qui assassinent bêtement, sans passion, pour voler quelques kopeks ou des habits. Ils savent qu’ils ne risquent que d’être renvoyés là d’où ils viennent, et se laissent prendre les mains rouges de sang, sans avoir pensé à se les laver. Il n’y a pas, pour le magistrat, de chasse contre un gibier rusé dont on perd et retrouve la piste : c’est une chasse dans une basse-cour. Jamais il ne se présente d’affaire comme celle d’Eyraud et Gabrielle Bompard où l’habileté d’un juge d’instruction puisse trouver à se manifester.

Les crimes sont nombreux en Sibérie et les constatations difficiles. Celles-ci doivent être faites en présence de trois personnes : le chef de police du district, un médecin et un pope. Or il est quelquefois peu commode de réunir ces trois fonctionnaires, dont un ou deux ont souvent à venir de 700 ou 800 verstes : l’absence d’un seul rend les constatations impossibles. C’est partie remise, et pendant ce temps-là, la décomposition fait son œuvre. Il faut donc pouvoir conserver les cadavres. À cet effet, il y a, dans chaque village, des glacières ou morgues très bien installées. Ces détails ne nous surprennent nullement. Le médecin de Nertchinsk n’était-il pas allé avec le chef de la police de Stretinsk faire une constatation à Outesnaïa, c’est-à-dire à 652 verstes de chez lui !

16 août. — Vers 11 heures, Tobolsk est en vue. Nous apercevons sur la berge de la rive gauche, qui est basse, de grands hangars en planches : c’est le lazaret ; la croix rouge y brille partout. En face, sur une haute falaise, de grandes constructions blanches : c’est Tobolsk, l’ancienne capitale de la Sibérie, ou du moins c’est le Kremlin qui renferme le palais du gouverneur,

  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin, d’après un croquis.