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plus petits, et quand nous avons dépassé le 60e degré de latitude nous ne trouvons plus que des forêts vierges impénétrables de saules serrés les uns contre les autres comme des roseaux dont le plus gros n’a pas plus de quelques centimètres de diamètre. C’est le pays de la désolation. Et cependant on y trouve des habitants, des Ostiaks, misérables humains à la figure hébétée, population douce et tranquille lentement refoulée vers le nord par les Russes. Ils vivent de pêche et de chasse. Nous en voyons de nombreux spécimens aux escales ; ils me rappellent les Ghiliaks, mais sont peut-être encore plus repoussants de saleté. On les dit d’une intelligence très bornée. À une escale, des passagers se précipitent à la suite de notre cuisinier pour acheter du poisson aux pêcheurs ostiaks qui attendaient sur la berge. L’un d’eux avait à lui seul une centaine, au moins, de livres de sterlets vivants, dans une longue bourriche en branches de saule. Je l’entendis demander un rouble de tout le lot. Notre maître-queux eut assez peu de pudeur pour rabattre quelques kopeks. Le misérable indigène accepta sans murmurer la somme offerte, il avait même un air de résignation qui faisait de la peine. Quelques minutes après, le maître d’hôtel entrait dans le salon, portant un superbe sterlet vivant, pouvant peser 3 livres. On devait nous le préparer pour le déjeuner et il venait nous le montrer. Ce sterlet, sur l’addition, représentait deux fois le prix du lot tout entier.

TOBOLSK[1] (PAGE 235).

Nous sommes revenus aux longs crépuscules, cependant les nuits sont très noires pendant deux ou trois heures. Il ne faut pas oublier que nous sommes au milieu du mois d’août, On m’affirme que dans ces latitudes le soleil ne disparaît pas de l’horizon le 21 juin.

Par un curieux hasard, c’est la nuit que nous arrivons aux trois points les plus connus de la route : le premier est Narym, centre de déportation. Le procureur général, y faisant son, inspection, reçut la visite d’un escroc des plus célèbres qui venait lui demander de faire changer le lieu de son internement : « Que voulez-vous que fasse ici un raffiné comme moi, habitué au luxe, un homme d’une intelligence supérieure et qui peut se vanter d’avoir été un moment recherché par toutes les polices du monde ! »

Sourgont est un gros village sans aucun autre intérêt que celui-ci : c’est le point le plus nord que nous atteignions pendant tout notre voyage, 61° 20′. Dans la nuit il y a eu deux incidents. D’abord, une superbe aurore boréale. Tous les passagers sont furieux contre le capitaine, qui ne les a pas réveillés. L’autre incident est plus grave. Un passager avait été pris d’une attaque de choléra dans la matinée d’hier, on l’avait transporté sur la barge, et il y est mort. Pour n’effrayer personne, on a voulu le débarquer la nuit ; les gens ou les autorités du pays voulaient s’y opposer. Les discussions vives qui s’ensuivirent portèrent la terreur à bord du

  1. Dessin de Boudier, d’après une photographie.