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passer. Nous conservons soigneusement notre vieux linge, qui peut toujours servir encore une fois, et nous le semons sur la route. Toutefois, avant d’imiter ainsi le Petit Poucet, Marie a le soin de le démarquer. A-t-elle peur qu’on le lui rapporte ? Plus nous allons et moins nous avons de bagages.

Il existe à Tomsk une société de secours aux émigrants. Nous nous empressons de faire un paquet pour cette société, de toutes les choses qui nous sont désormais inutiles, habits chauds, chapeaux, théière et assiettes en fer émaillé, etc. Ce n’est pas un grand cadeau, mais cela peut encore faire plaisir à ces malheureux.

De retour à l’hôtel, nous trouvons M. Regamey qui nous remet une lettre de mon père, qu’il a trouvée lui-même à la poste en cherchant les siennes. L’adresse de celle-ci, qui porte une douzaine de cachets, est ainsi conçue :

M. Vapereau, venant de Pékin,
à Tomsk,
Poste restante.

Cette lettre est allée à Pékin et en est revenue avec la traduction de « Poste restante » en russe. Il en a été de même de toutes celles envoyées par ma famille en Sibérie : toutes sont allées à Pékin, je les ai reçues à Paris trois mois après mon arrivée. Les connaissances en français des agents en Sibérie ne vont pas jusqu’à « Poste restante ».

Il n’est question ici que du choléra. Les nouvelles qui nous arrivent de Tobolsk et de Tiumen sont navrantes : la mortalité y est effrayante. Il y a bien eu plusieurs décès parmi les forçats amenés par le Kosakovski, sur lequel nous nous embarquerons dans deux jours, mais pas quarante-six, comme on nous l’avait dit. Il y a bien eu quatre décès à Tomsk hier, mais deux d’entre eux sont au moins dus à des imprudences. Un Cosaque ayant mangé six harengs salés est mort au bout de quelques heures. Un marchand de concombres ne pouvant se consoler de la mévente de sa marchandise et ne voulant pas la remporter l’avait dévorée. Il avait succombé après l’ingestion de la vingt et unième de ces cucurbitacées. En somme, il est certain que le choléra existe et que les autorités font tout ce qu’elles peuvent pour en cacher les ravages.

Tomsk est rempli de monuments ; le plus laid est certainement la cathédrale. Nous avons pris pour nous conduire un cocher qui, voyant la difficulté que nous avions à nous exprimer en russe, s’avise de nous parler allemand. Nous sommes sauvés ! Je le prie de nous montrer les points les plus curieux de la ville. Il nous conduit immédiatement dans le quartier juif, nous disant avec complaisance que les juifs sont les gens les plus industrieux, les plus travailleurs, bref les seules gens de valeur de Tomsk, et m’avoue modestement qu’il est israélite, ce dont je me doutais. Une erreur judiciaire le condamne à vivre désormais dans ce pays où les criminels fourmillent : je m’en doutais également. Tomsk possède une église catholique, petite, mais très bien située, d’où l’on a une très belle vue. À côté est la tour au sommet de laquelle deux veilleurs tournent sans cesse, prêts à sonner le tocsin, en cas d’incendie.

À l’hôtel, je trouve un Allemand, juif évidemment, qui m’offre 100 roubles de mon tarantass. Je refuse de le vendre pour une somme si minime, préférant le laisser à l’agent de M. Cheveleff, qui en trouvera peut-être un prix supérieur après mon départ.

Le surveillant de l’hôtel est un homme de très bonnes manières, parlant français et se montrant fort empressé. J’ai appris dans la suite que c’est un ancien officier de cavalerie, qu’une gestion fantaisiste des fonds de son régiment à conduit à Tomsk. Mais les gens victimes d’accidents de cette sorte sont si nombreux en Sibérie, que nous y faisons à peine attention.

8 août. — La ville de Tomsk est traversée dans sa largeur par un torrent, dont le lit est presque à sec pour le moment, sorte de déversoir où viennent se réunir les eaux de la ville pendant les averses, pour aller se jeter ensuite dans la rivière Tom. La rue principale le coupe dans un des nombreux zigzags qu’il décrit, et en longe la rive gauche, formant un magnifique quai circulaire bordé de belles maisons. Sur la rive droite est le marché : on nomme ainsi une construction carrée, longue de 200 à 300 mètres, composée d’une galerie couverte au fond de laquelle sont de nombreux magasins, étroits mais très profonds. À l’angle nord s’élève, dans un jardinet entouré d’une balustrade, une chapelle très renommée. Il paraît qu’aujourd’hui il y aura dans cette chapelle une importante cérémonie, dont la terreur qu’inspire le choléra est la cause. On croit généralement que l’apparition du fléau est due à la sécheresse, et pour le faire cesser on vient prier le ciel d’ouvrir ses cataractes. Le ban et l’arrière-ban du clergé de Tomsk et des environs va se réunir et faire une grande procession en habits sacerdotaux, portant les objets du culte, jusqu’à la petite chapelle où seront faites des prières publiques. Toute la population, si religieuse dans l’empire russe, est invitée à se joindre au clergé. Vers dix heures, la procession passe devant les fenêtres de l’hôtel, et je réussis à en prendre une photographie. C’est un imposant spectacle : riches et pauvres, tête nue, accompagnent les dignitaires ecclésiastiques dans leur resplendissant costume.

À midi nous allons déjeuner chez M. Y…, une des plus hautes autorités de Tomsk, qui, dans une visite que je lui ai faite hier, à bien voulu nous inviter pour aujourd’hui. Mme Y… est l’amabilité même et nous fait seule les honneurs de sa table. Notre hôte a une telle crainte du choléra, qu’il ne veut toucher à aucun mets : il voit des microbes partout. Par deux fois, il vient s’asseoir à côté de nous et se laisse servir, mais, au moment de porter la fourchette à sa bouche, le cœur lui manque et il abandonne la table, après avoir trempé un biscuit anglais dans un doigt de vin. Il a une mine affreuse et meurt littéralement de faim. C’est cependant un homme très instruit et fort distingué. La terreur lui