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des paysans : il me promet de télégraphier au gouverneur de Tomsk, et me présente à sa femme et à ses filles, à qui nous allons, dans l’après-midi, rendre visite avec Marie. Là encore, comme à Habarovka, chez le général Arsenieff, nous aurions pu nous croire à Paris. Tout le monde parle le français le plus pur. Nos visites nous sont rendues presque immédiatement et nous sommes invités à dîner pour le lendemain.

Nous avons vile fait le tour de la ville, puis nous allons au jardin public où se réunit le soir le beau monde, et où nous prenons d’excellente bière fabriquée ici. On dit qu’il serait dangereux de se promener la nuit après 10 heures dans ce jardin public, qui n’est qu’un taillis percé d’allées, car il est rempli de gens sans aveu. Pourquoi ne pas faire des raffles ? On trouverait des gens fort intéressants pour la police, des évadés du bagne, et l’on préserverait peut-être ainsi la vie de nombreux voyageurs. Nous avons remarqué sur la route que plus on approche des grandes villes, plus les croix se multiplient. Elles sont parliculièrement nombreuses dans les environs de Krasnoïarsk. Mais, encore une fois, qu’importent les brigands et les quelques imfortunés qu’ils peuvent assassiner ? Les déportés politiques, voilà ceux qu’il faut surveiller.

Les nihilistes sont nombreux, paraît-il, dans le pays, et l’an dernier, lors du passage du Tsarévitch, on dut prendre ici encore plus de précautions que dans les autres gouvernements. Au jardin public, nous rencontrons beaucoup d’élèves de M. Regamey. Ils lui font tous le salut militaire. Trois fois par an, les élèves, sac au dos, comme les soldats, font dans la campagne une promenade d’une dizaine de verstes. Ils sont précédés de la musique militaire et les professeurs les accompagnent sur le côté, comme des officiers.

Je remarque que les gens qui, pour nous saluer, soulèvent leurs chapeaux, au lieu de le prendre, comme nous, par le bord au-dessus du front, le saisissent à pleine main par derrière au-dessus de la nuque. Est-ce parce que j’y suis habitué, je trouve notre méthode plus élégante.

Cependant les nouvelles sont mauvaises, des télégrammes annoncent que le choléra sévit en Europe ; qu’il est particulièrement violent de ce côté-ci de l’Oural et que plusieurs cas ont été observés à Tomsk. Pendant le dîner, Mme Teliakovski nous dit qu’elle devait partir pour Saint-Pétersbourg avec ses filles, mais qu’il n’y faut plus songer, que nous allons nous trouver en pleine épidémie et qu’elle se demande si nous pourrons passer. Nous répondons que nous nous sommes trouvés en Chine, en Corée, au Japon, au milieu d’épidémies terribles de choléra ; que, sans le rechercher, nous n’en sommes pas plus effrayés qu’il ne faut ; et puis, du reste, que faire ? Retourner à Changhaï prendre la malle française, attendre ici six mois peut-être la fin du fléau ou le braver ; il n’y a pas d’autre alternative.

Le lendemain à 1 heure, notre tarantass passe sous les fenêtres du palais du gouverneur, qui, prévenu de notre passage, est sur son balcon, entouré de sa famille, pour nous souhaiter une dernière fois un bon voyage. Que de dettes de reconnaissance nous avons contractées en Sibérie !

Les adieux ont été touchants entre Hane et la servante infanticide, et j’ai surpris un baiser furtif, donné par elle, naturellement, puisque le baiser est inconnu des Chinois, lorsqu’elle apportait le dernier paquet à mettre dans la voiture. C’est un volcan que cette femme : gare la récidive !


Charles Vapereau.


(La fin à la prochaine livraison.)


PÊCHEURS DU LAC BAÏKAL[1] (PAGE 212).
  1. Gravure de Bazin, d’après une photographie.