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C’est le moment de montrer ma liste blanche : à peine l’a-t-il lue qu’il se précipite dans la cour. Le yemchtchik allait sauter sur son siège et partir avec le tarantass dans lequel les deux voyageurs étaient déjà installés. Il lui donne l’ordre de dételer les chevaux et de les atteler à ma voiture. Quelques instants après, nous quittions la station sans que les malheureux voyageurs, ainsi dépouillés, eussent proféré une seule parole. La chose leur paraissait toute naturelle, bien que fort désagréable.

Les moustiques et les taons, peu gênants sur la route quand on galope, sont insupportables pour ceux dont les chevaux marchent au pas, et surtout pour les gens qui vont dans Les bois chercher des champignons et des myrtilles. On fabrique une sorte de sac en toile qui couvre toute la tête, et vient se nouer au cou sur le collet de la blouse. Devant la figure est pratiquée une ouverture carrée munie d’un morceau de gaze. Ce masque peu dispendieux est à la portée de toutes les bourses : villageois, émigrants et même forçats en sont également ornés.

Le 19 juillet, à 2 heures, nous arrivons à Kansk, petite ville de la même importance que Nijné-Oudinsk, après avoir couru un très sérieux danger. La ville est dans une vallée : on y arrive par une descente assez raide de plus d’une verste, et la route raboteuse est bordée de larges fossés peu profonds. Au plus fort de la pente nous étions au galop, mais le cocher n’avait pas encore rendu la main aux chevaux, lorsque celui de gauche s’abattit. La pauvre bête fut traînée pendant plus de 50 mètres. Notre tarantass s’arrêta enfin : une roue de derrière et une de devant étaient dans le fossé avec le cheval tombé, les deux autres sur le talus avec les chevaux restés debout. Comment n’avons-nous pas roulé jusqu’au bas de la montagne ? Comment n’avons-nous pas versé ? Comment le yemchtchik est-il parvenu à arrêter en si peu de temps notre lourd véhicule, en l’absence de frein, et lorsque les chevaux étaient lancés au galop sur cette pente rapide ? Nous nous le demandons encore. L’animal lui-même en est quitte pour quelques écorchures. Kansk contient quelques jolies maisons et des magasins qui ont fort bon air. En dehors de la ville nous longeons une grande construction isolée. On nous dit que c’est un hôpital.

Les yemchtchiks de la poste portent à leur chapeau et au bras gauche une large plaque, emblème de leurs fonctions. Quand un de leurs collègues vient en sens inverse, ils daignent se déranger, mais juste assez pour que, lancés à fond de train, les deux tarantass ne s’accrochent pas. Tout attelage qui n’a pas l’honneur d’appartenir à la poste doit leur céder le pas. Ils ont les règlements pour eux et s’en réclament avec insolence. Un jour, descendant une côte par un chemin de traverse, nous rencontrâmes un convoi d’émigrants, et cette insolence faillit avoir des conséquences graves, notre yemchtchik voulant obliger deux cents à trois cents voitures à passer dans le fossé, lorsque la route était bien assez large pour tous. Il dut céder devant une levée de manches de fouet, Un autre règlement interdit de dépasser sur la route les voitures qui portent les dépêches, à moins qu’elles ne soient arrêtées par suite d’un accident. Or à sept stations de Krasnoïarsk, dans un village où nous nous étions arrêtés pour la nuit, au moment où nous prenions tranquillement le thé, l’agent des postes arriva et prit la tête avec deux périclodnoïs, suivant la même direction que nous. Pendant cinq étapes il nous fut impossible de le dépasser. Mais, sachant que nous avions une liste blanche, il prévenait en arrivant les smotritiels et nous trouvions des chevaux tout prêts.

Vers 9 heures, nous arrivons à Onyarskaya, grand village construit autrefois sur deux coteaux entre lesquels coule une rivière que traversait un superbe pont en bois. Il y a quinze jours, le feu s’est déclaré dans la dernière maison à l’est ; poussé par le vent, il détruisit la majeure partie des habitations. Le pont lui servit de trait d’union entre les deux collines maintenant couvertes de débris noirs. Nous traversons la rivière sur un pont rudimentaire construit à la hâte.

Cependant entre deux stations il est arrivé un accident à l’une des voitures de la poste, nous sommes dans notre droit, et nous passons.

Nous arrivons enfin à l’extrémité ouest de la partie montagneuse de la route. Devant nous est un panorama splendide, nous nous arrêtons pour l’admirer. À nos pieds commence la plaine ; le chemin qui va nous y conduire est effrayant de pente. Au nord on dirait la steppe ; c’est à peine si quelques collines nous cachent l’horizon. Le Iénisséi serpente majestueux au milieu des terres dénudées, couvertes autrefois de superbes forêts. Krasnoïarsk est devant nous à 40 kilomètres. La descente commence à l’allure habituelle : nos chevaux ont le pied sûr, le yemchtchik est habile ; elle se termine bien. Il est midi, nous n’avons plus que 30 verstes à faire, nous demandons le samovar.

Pendant que nous déjeunions, arrive l’agent des postes. Il a été si aimable que je lui offre de prendre une tasse de thé : il accepte. Il accepte également un morceau de pain. Je lui sers une tranche de viande : il la trouve délicieuse, et me demande ce que c’est. Je lui dis que c’est du jambon. Notre homme devient sérieux, repousse son assiette, balbutie un compliment et disparaît. C’était un Israélite !

C’était bien la peine de nous donner tant de mal pour tirer de notre vocabulaire restreint les explications dont nous étions si fiers, et apprendre à un juif avec lequel nous voulions nous montrer aimables que nous lui faisions manger du cochon !

Deux heures après, nous arrivons au bord du Iénisséi, qui se divise ici en deux bras, dont le second a 900 mètres de large. Krasnoïarsk est devant nous, de l’autre côté du fleuve, que nous traversons en bac.

La façon dont ces bacs sont manœuvrés est très ingénieuse. Le bac lui-même est composé de deux chalands accouplés et surmontés d’une plate-forme. À l’avant est fixée une chaîne, longue de près d’un kilomètre, dont l’autre extrémité est munie d’une ancre mouillée à une