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de ses roues, sans que le conducteur s’en aperçoive. Notre yemchtchik s’arrête, Le ramasse et repart au galop. J’eus toutes les peines du monde à l’obliger à rendre le cercle à son propriétaire, qui se confondit en remerciements. « Si le cercle était à vous, me disait le yemchtchik, et si cet individu l’avait trouvé, il ne vous le rendrait pas. Pourquoi en user autrement avec lui ? »

Tous les jours nous croisons de longs convois d’émigrants. Chacun se compose de plusieurs centaines d’individus. Les charrettes qui les transportent, attelées de deux chevaux, sont recouvertes d’une tente en nattes, sous laquelle on aperçoit des femmes et des enfants vêtus souvent de haillons. La charrette contient tout ce qu’ils possèdent au monde, c’est-à-dire bien peu de chose. Ce sont de malheureux paysans chassés de leur village par la disette, qui s’en vont coloniser dans les provinces de l’Amour.

Ils n’ont eu qu’à se pourvoir d’un attelage et à justifier de la possession de quelques roubles. Le gouvernement se charge de remplacer les chevaux qui succombent pendant le voyage. On alloue à chaque famille une certaine quantité de pain par jour. Quand ils arriveront au terme de leur voyage, on leur donnera un terrain sur lequel ils se construiront une maison avec les arbres d’alentour, et eux qui ont travaillé à la terre toute leur vie deviendront, plus que probablement, des paresseux comme les Cosaques que nous avons vus sur l’Amour, vivant des produits faciles du fleuve, jusqu’au jour où les habitants, trop nombreux pour ce pays encore si riche, seront obligés de lutter pour l’existence. Le prince Grégoire Galitzin, chargé par l’Empereur des détails de l’émigration, m’a dit qu’au mois de juin 65 000 paysans avaient été dirigés, par ses soins, sur les provinces de l’Amour.

Tous les deux villages, c’est-à-dire à peu près toutes les 50 verstes, se trouve une grande prison, facilement reconnaissable aux barreaux en fer des fenêtres et aux guérites bariolées de blanc et de noir qui se trouvent aux quatre angles. Ces prisons sont très propres, tout aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, et ressemblent comme distribution aux dortoirs que j’ai vus à Saghaline. On y renferme les convois de forçats pour la nuit et pour le repos du milieu du jour. Quand elles sont habitées, le drapeau flotte au-dessus de la porte, et devant chaque guérite est une sentinelle.

PRISON DE VILLAGE[1].

À Houdoslanskaya nous nous arrêtons pour changer de chevaux, juste devant la prison. Cinq musiciens ambulants, quatre cuivres et une clarinette, s’arrêtent à quelques pas de nous et jouent plusieurs airs connus. Immédiatement derrière les barreaux des fenêtres apparaissent quelques figures de forçats. Dans la cour de la prison, les Cosaques de l’escorte se pressent à la balustrade extérieure. Juste à ce moment arrive une caravane d’émigrants. Je me demande si ces musiciens font fortune à voyager ainsi dans la Sibérie et à donner des aubades aux Cosaques.

Le soir nous traversons Nijné-Oudinsk, petite ville de 3 000 habitants, sur la rivière Ouda, que l’on passe en bac, et nous renouvelons notre provision de pain blanc. Nous sommes à 484 verstes d’Irkoutsk.

27 juillet. — Le jour commence à poindre, il fait un brouillard intense, on ne voit pas à deux pas devant soi ; nous comptons sur nos clochettes pour avertir les gens de notre arrivée, et nous partons au galop.

Quelques stations plus loin, un de nos chevaux est absolument sauvage, il faut deux hommes pour le maintenir ; on le lâche, il rue dans toutes les directions ; le yemchtchik le roue de coups et parvient à le dompter. Il m’avoue, en arrivant à l’étape, que ce cheval était attelé pour la première fois.

Au moment où je descends de voiture, j’aperçois un prêtre lama dans de superbes habits jaunes. Il est accompagné de trois domestiques, dont un Russe. J’entends le smotritiel lui dire qu’il n’y aura de chevaux que dans sept ou huit heures, qu’il vient de donner les derniers à un monsieur et une dame qui sont en train de monter en voiture. Je lui en demande à mon tour, il me répond que je n’en aurai que demain matin.

  1. Dessin de Gotorbe, d’après une photographie.