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yemchtchiks sont des gens contrefaits, malingres, incapables de faire autre chose que de conduire. On se demande quel service ils pourraient rendre en cas d’accident ?

PONT D’IRKOUTSK[1] (PAGE 216).

Une fois, je me rappelle que nous eûmes pour cocher un enfant ne paraissant pas avoir plus de dix à douze ans. On prétendit qu’il en avait dix-sept : c’était un mensonge évident. Les 23 verstes qui composaient l’étape se terminaient par une très longue descente sur laquelle il fut impossible au gamin de retenir ses chevaux emballés. La station se trouvait sur le versant opposé, à l’autre bout du village, que nous traversâmes comme la foudre, heureusement sans écraser personne et sans rien accrocher. À la montée les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes.

Détrempée par la pluie qui n’a pas cessé de tomber depuis notre départ d’Irkoutsk, la route est mauvaise. À la onzième étape nous sommes dans un terrain marécageux, la boue est profonde, notre tarantass enfonce jusqu’au moyeu. Les 5 chevaux qui le traînent ont toutes les peines du monde à avancer. Ils s’arrêtent tous les 10 mètres, et l’élan qu’ils prennent à chaque départ me fait craindre que quelque chose ne casse. C’est ici surtout que nous nous sommes félicités d’avoir un tarantass de premier ordre. Ce mauvais pas n’a qu’une verste au plus, nous mettons cependant plus d’une heure à le franchir. Plus loin nous passerons encore de nombreux terrains marécageux. On a eu recours pour les franchir à un dallage en bois que je ne recommande ni pour les voyageurs, ni pour les voitures. Des troncs d’arbres ont été placés bout à bout sur toute la longueur de la route, puis on a simplement rangé sur eux, côte à côte, d’autres troncs de sapins, sans même se donner la peine de les équarrir. Quand on passe à fond de train sur les routes ainsi faites, je me demande comment voitures et voyageurs ne se désagrègent pas complètement. Nous sommes très mollement installés dans notre tarantass, cependant le passage de ces chaussées, qui ont parfois des kilomètres de longueur, nous paraît un supplice oublié par Dante dans son enfer.

Je dois dire qu’on est en train de remplacer ce pavage primitif par une belle chaussée en macadam, bordée de fossés comme nos grandes routes. Nous avons rencontré de nombreuses équipes de forçats affectées à ce travail, et d’ici peu, j’espère, les routes en troncs d’arbres non équarris ne se trouveront plus que dans les récits des voyageurs.

Nous croisons et nous dépassons tous les jours de nombreuses caravanes. Quelques-unes se composent d’une cinquantaine de voitures. Ce sont les messageries. En l’absence de voie ferrée et de communication par eau, elles ont une grande importance. Les voitures sont des plus rudimentaires. Chacune est attelée d’un seul cheval qui doit fournir plusieurs milliers de kilomètres, et par conséquent ne peut faire plus d’une quarantaine de verstes par jour. Toutes les caravanes sont escortées par une douzaine de conducteurs armés. Mais les conducteurs dorment la plupart du temps sur les voitures, et pour empêcher les chevaux de s’arrêter ou de s’écarter pendant leur sommeil, ils ont imaginé de mettre une mangeoire avec un peu de foin ou d’herbe derrière chaque véhicule.

Quand arrive la nuit, ils s’arrêtent au bord de quelques cours d’eau dans une clairière, réunissant toutes les voitures en un cercle au milieu duquel ils placent les chevaux, sous la garde d’un ou deux chiens.

Chaque caravane emporte des roues et des essieux de rechange. Un jour nous voyons à une centaine de mètres de nous une voiture perdre le cercle en fer d’une

  1. Gravure de Berg, d’après une photographie.