Page:Le Tour du monde - 68.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sionné. On y vend non seulement de la viande, du poisson, du gibier, des légumes, mais aussi du pain.

Nous allons à l’église. Le sacristain nous attendait à la porte : il nous conduit à nos places et va prévenir M. le curé. La paroisse n’est pas riche et les objets du culte sont plus que modestes. La cloche qui doit appeler les fidèles au saint lieu est fendue ; la fabrique est trop pauvre pour la remplacer, et une église catholique ne peut guère compter sur l’appui du gouvernement. Les fidèles sont presque tous des Polonais exilés, anciens forçats internés à Irkoutsk. Des livres de messe sont sur les bancs, ils sont tous écrits en langue polonaise.

Dans l’après-midi nous allons visiter la fonderie d’or, et nous assistons à toutes les opérations successives : ouverture des petits sacs qui contiennent les précieuses pépites, constatation du poids, mise au creuset, fonte, coulage des lingots. Dans une chambre aux murailles épaisses, dont la porte cerclée de fer est garnie de traverses multiples, on nous montre une rangée de lingots préparés en vue d’un départ prochain : il y en a pour des millions.

La Sibérie orientale, d’après les statistiques officielles, produit chaque année environ 1 300 pouds d’or, soit, en mettant le poud, qui est de 16 380 grammes, à 14 104 roubles, 25 387 200 roubles, un peu plus de cent millions de francs. Tout cet or, transformé en lingots à Irkoutsk, est expédié à Saint-Pétersbourg. Il y a quatre transports par an, deux en hiver par traîneaux et deux en été par voitures : chaque voiture, attelée de quatre chevaux, porte trente pouds au maximum. Le trajet se fait en trente ou quarante jours. Chaque convoi est escorté par plusieurs Cosaques ; mais ce qui le protège le mieux, c’est la sévérité avec laquelle toute attaque est réprimée.

L’assassinat d’un voyageur est peu de chose, et les brigands le savent bien : c’est la déportation, et voilà tout. La peine de mort n’existe pas pour ce genre de délit, elle est réservée pour les crimes politiques et pour l’attaque des convois d’or ou de la voiture qui porte la poste. Autant on met de mollesse dans la recherche des assassins dans le premier cas, autant on déploie d’activité dans le second, même quand il ne s’agit que d’un commencement d’exécution.


XXI

D’Irkoutsk à Krasnoïarsk.


24 juillet. — Il est 6 heures : le tarantass est chargé. Nous avons renouvelé notre provision de graisse pour les roues, de roubles pour les smotritiels, de kopeks pour les yemchtchiks. Nous emportons du pain pour dix jours, et un filet de bœuf rôti.

Nous partons de l’hôtel Déko par une pluie battante. Le pays est peu intéressant. À 6 verstes de la ville nous traversons un village long de 2 000 mètres, dans lequel se trouve le grand monastère de l’Ascension. Il est entièrement peint en rose extérieurement : je le trouve de forme plus svelte et moins lourd que la cathédrale d’Irkoutsk.

Jusqu’à quelques verstes de Krasnoïarsk, c’est-à-dire pendant plus de 1 000 kilomètres, nous allons nous maintenir à une hauteur variant entre 1 200 et 1 800 pieds. Les villages sont plus importants qu’en Transbaïkalie. À l’entrée et à la sortie de chacun d’eux est un poteau qui indique le nombre d’hommes, de femmes, de chevaux, de bestiaux qu’il possède, et dans plusieurs nous avons remarqué que les femmes étaient en extrême minorité. Ce qui n’empêche pas qu’on en voie beaucoup se livrer à des travaux d’hommes. À Toulounovskaya, on construit une grande maison en briques : ce sont des femmes qui portent le mortier et les matériaux. Nous en avons vu également qui fauchaient les récoltes. Maintenant à presque toutes les stations on nous offre des myrtilles, dont les baies noires sont de la grosseur et de la forme d’un petit grain de raisin. Dans les environs des grands centres, nous rencontrons des voitures qui en sont chargées ; cette baie n’a pas grand goût, mais elle est fraîche, et je m’en régale.

À une cinquantaine de verstes d’Irkoutsk nous commençons à voir dans les plaines un petit rat à longue queue touffue au bout : c’est une sorte de gerboise. Il est gris cendré, avec une double raie noire qui suit la colonne vertébrale dans toute sa longueur. À certains endroits c’est par centaines qu’on le rencontre. Rien n’est gracieux comme ce petit animal, une vieille connaissance pour nous, car la terre des herbes en Mongolie en fourmille : nous en avons même conservé un apprivoisé à Pékin, pendant quelques semaines : il est mort d’indigestion. Au moindre bruit, ces petites bêtes se dressent sur leurs palles de derrière, et conservent une telle immobilité qu’on les prend d’abord pour des bâtons fichés en terre, puis, effrayés, ils disparaissent dans un trou. Nous voyons également des moutons : ils sont blancs avec la tête noire, leur queue est allongée comme en France. En Chine la queue des moutons est très courte, mais elle est entourée d’un volumineux paquet de graisse, et pèse parfois jusqu’à sept ou huit livres.

Les cochons, dont nous rencontrons de nombreux spécimens dans les rues, méritent une mention particulière. Petits, trapus, avec des oreilles de loups, quelques uns ont une robe gris-perle, d’autres café au lait, semée de larges taches noires.

Chaque village est entouré d’une barrière : aux deux extrémités est une porte qu’un vieillard ou un homme estropié est chargé d’ouvrir. Il est d’usage de donner un ou deux kopeks à ce vieillard.

Autour de presque tous les hameaux nous voyons des champs cultivés : du seigle surtout et du blé noir. Ce dernier est en fleur, mais au lieu de présenter aux yeux comme en France l’aspect d’une belle nappe blanche, il est d’un rose tendre du plus bel effet.

L’allure est ici moins rapide qu’en Transbaïkalie : les chevaux sont moins sauvages. Plusieurs de nos