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les fers aux pieds, et resta au bagne pendant onze années.

20 juillet. — Le Platon, retardé par une tempête, n’arrive que le soir à 7 heures. À peine est-il possible de sauter à terre que tous les passagers se précipitent vers la maison de poste ; le premier arrivé partira le premier et aura partout les premiers chevaux. La même chose se passera lorsque nous serons de l’autre côté du lac. Mais je ne ferai pas la course. Car, ou le gouverneur d’Irkoutsk, sur les recommandations du comte Cassini qui lui a écrit, et du général Hahochkine qui lui a télégraphié, m’aura fait préparer des chevaux, comme l’assure M. Chichmareff, et alors inutile de me presser, ou il n’aura rien fait préparer du tout, et je m’exprime trop mal en russe pour pouvoir lutter avec les Russes.

Nous disons adieu à cet excellent Chichmareff, qui depuis Tchita ne nous a pas quittés d’une semelle, sanglé dans son uniforme, sabre au côté et revolver à la ceinture, et nous montons à bord.

Le Baïkal, large et profond comme une mer, en a toutes les allures. Le vent est tombé, mais il reste de la houle, et le Platon est un peu secoué. Heureusement il y a à bord un assez bon cuisinier et nous faisons un dîner passable. Parmi les passagers se trouve une jeune fille en costume de bicycliste. Elle parle très bien français. Elle est avec son père, riche marchand de Tomsk, propriétaire de mines d’or, qu’il vient de visiter, en Transbaïkalie.

Il n’y a pas ici de cabines, mais le salon des dames est très convenable. Chacun s’étend comme il lui plaît sur les banquettes. Hane va dormir dans le tarantass.

21 juillet. — Il est cinq heures quand nous abordons enfin à Listvinitchnaya. La population est tout en émoi. Le feu s’est déclaré pendant la nuit dans une maison située au centre même du village : en un clin d’œil ce n’a été qu’un immense brasier. Le calme de l’air a empêché le sinistre de s’étendre ; le moindre souffle aurait suffi pour ne laisser ici que des ruines.

Il n’est arrivé aucun ordre pour nous. Le service des dépêches a pris tous les chevaux de poste ; les autres voyageurs sont partis avec des chevaux appartenant à des particuliers : nous aurons à faire de même, mais rien ne nous presse encore : nous ne sommes qu’à 61 verstes d’Irkoutsk. Allons à la station et tâchons d’y trouver quelque chose à nous mettre sous la dent. Le smotritiel me dit d’abord que je n’aurai pas de chevaux avant 9 heures du soir. Je lui montre ma liste blanche du gouverneur de Tchita, il me dit avec mépris qu’elle n’a aucune valeur dans le gouvernement d’Irkoutsk, que je n’ai qu’à attendre jusqu’à ce soir, et il me tourne le dos.

Un jeune garçon est à côté de nous : il ne demanderait pas mieux que de gagner une petite pièce blanche. Je le prie de me trouver des œufs et du lait pour Marie, avec du pain blanc ou noir. Il revient au bout d’une demi-heure, me rapportant mon argent. À Listvinitchnaya, point de départ des bateaux, village qui a une verste de longueur, on ne trouve à acheter ni un œuf, ni un pain, ni une tasse de lait. Nous demandons le samovar et trempons ce qui nous reste de biscuits dans de nombreuses tasses de thé. Puis nous allons faire nos ablutions dans le lac. L’eau est à 11° centigrades. J’ignore si M. Pasteur y découvrirait des microbes, mais rien ne peut donner une idée de sa limpidité, et c’est avec délices que, penchés au-dessus de l’immense cuvette, nous procédons en plein air à notre toilette du matin.

L’idée me vient de demander au bureau du télégraphe s’il n’y a rien pour moi. L’employé, auquel je montre la liste blanche, est surpris du peu d’empressement du maître de poste. Il va lui représenter que des gens porteurs de pareils papiers ne sont certainement pas des voyageurs ordinaires, et au bout de quelques instants le smotritiel vient annoncer que dans un quart d’heure nous partirons.

Listvinitchnaya est un long village, composé d’une seule rangée de maisons adossées à la montagne et séparées du lac par la route. Au bout d’une verste au plus, les maisons cessent ; on se trouve à l’entrée de l’Angara, large d’un millier de mètres, l’unique déversoir du Baïkal, dans lequel les eaux se précipitent avec furie, pour aller, après un parcours de 1528 kilomètres, grossir celles du Iénisséi. Les Sibériens prétendent que l’Angara est le prolongement de la Sélenga.

Nous partons enfin, et à 200 mètres du village nous trouvons la route barrée dans toute sa longueur par une énorme poutre placée à trois pieds de terre, et auprès de laquelle se tiennent deux soldats. Nous sommes devant la douane. On va réveiller le directeur qui dormait et à qui je montre passeport, liste blanche, enfin tout ce que je possède en fait de papiers. Il me demande si ma femme a des robes, je réponds que oui ; si elles sont neuves, je réponds que non ; si nous avons du thé, combien nous en avons. Il demande à le voir, le flaire, le déclare exquis, s’encquiert si nous n’en possédons pas davantage, pousse un soupir à ma réponse négative, et donne l’ordre de nous laisser passer. La poutre, munie d’un contrepoids à une extrémité, se soulève et nous partons au galop.

La route s’écarte peu des bords de l’Angara, traversant d’abord des forêts assez belles, puis de vastes plaines fort bien cultivées dans lesquelles une moisson qui s’annonce comme devant être très riche indique l’extrême fertilité du sol.

Ici, parmi les fleurs sauvages, ce sont les roses qui dominent. On en voit partout d’énormes buissons. Les prairies sont couvertes de reines-des-prés. À mesure que l’on approche de la ville, la route est mieux entretenue. Des tas de cailloux attestent que l’on pense à combler les ornières. Enfin, nous apercevons les clochers qui dominent les maisons d’Irkoutsk, et à 5 heures nous descendons de voiture dans la cour de l’hôtel Déko. Est-ce une gracieuseté des autorités ? à toutes les stations les chevaux étaient tout harnachés : nous n’avons donc éprouvé de ce fait aucun retard.