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avec rapidité au pied de la falaise sur laquelle nous passons au galop, protégés contre une chute dont il vaut mieux ne pas entrevoir la possibilité, par un simple parapet en bois. Chevaux et yemchtchik sont excellents, nous volons plutôt que nous ne courons, et quand nous arrivons à la station, une roue du périclodnoï de M. Chichmareff est en feu. On l’arrose copieusement. Cet accident n’est d’aucune importance pour nous, puisque M. Chichmareff change de voiture à chaque étape. Un généreux pourboire donné au précédent yemchtchik a stimulé son successeur, qui marche d’un train désordonné. Parus de Polovinnaya à 2 heures 15, nous arrivons à Tara-Kanovskaya à 5 heures 50, après nous être arrêtés 15 minutes à moitié chemin pour changer de chevaux. Nous avons fait 51 verstes, c’est-à-dire 54 672 mètres, en 3 heures 20 minutes. Soit une moyenne de 16 kilomètres et demi par heure.

À Kabanskaya, on nous apporte des fraises. On nous dit encore une fois que ce sont les premières de l’année : elles sont à peine mûres.

Comme le bateau le Platon, qui doit nous emporter de l’autre côté du Baïkal, ne quittera qu’après-demain Moïssovaya, dont nous ne sommes plus qu’à 78 verstes, rien ne nous presse, et nous décidons de passer la nuit à Kabanskaya. Au moment du dîner, Hane exhibe une foule de provisions que nos aimables hôtes de Verkné-Oudinsk lui avaient remises à notre insu.

La route devient très accidentée ; ce ne sont que montées et descentes, courtes, mais escarpées. Au bas d’une rampe fort raide, terminée par un pont, le périclodnoï de M. Chichmareff, lancé à fond de train, rase de trop près le parapet, long d’une centaine de mètres, qui borde la route. Le cheval de gauche, affolé, franchit ce parapet d’un bond et continue dans le fossé sa course folle. Comment le yemchtchik parvint-il à arrêter ses bêtes, sans verser, sans accrocher, sans rien casser ? C’est ce que ni M. Chichmareff ni Hane n’ont jamais pu comprendre.

À 6 verstes de Boïarskaya, nous nous arrêtons à quelques mètres du lac Baïkal. Nous éprouvons la même impression qu’au bord du lac Michigan. C’est une véritable mer. De petites vagues viennent l’une après l’autre couvrir les galets du rivage. À l’ouest, les côtes se dessinent vaguement ; au nord, on ne voit que de l’eau et toujours de l’eau. Des pêcheurs sont à 100 mètres de nous, ils tirent un filet.

Est-ce dû à l’altitude à laquelle il se trouve (534 m.) ou à l’absence de senteurs salines, ou simplement à la sensation étrange de me voir dans ces pays éloignés, j’éprouve sur les bords du lac Baïkal une impression bizarre, différente de celle que me produit la mer, et que je ne puis définir. Nous cueillons sur la rive de magnifiques myosotis : ne m’oubliez pas ! Comment oublierions-nous ce lac majestueux ?

Au moment où nous passons devant la prison de Boïarskaya, un convoi de galériens en sort ; il va dans la même direction que nous. Ce sont, paraît-il, des forçats qui ont fini leur temps en Sibérie orientale et qui seront internés à Irkoutsk ou à Krasnoyarsk.

Boïarskaya était autrefois le port d’embarquement et de débarquement. Maintenant les bateaux à vapeur s’arrêtent à 30 verstes d’ici, à Moïssovaya, qui a une rade plus profonde ; nous y arrivons à 2 heures. Cette dernière étape est la plus belle depuis Polovinnaya.

En somme, dans la Transbaïkalie, nous avons, depuis Stretinsk, fait 1037 verstes, changé 41 fois de chevaux sans éprouver une seule minute de retard. Nous n’avons eu qu’à nous louer de la politesse et de l’empressement des smotritiels, de l’habileté des yemchtchiks et de la rapidité des chevaux. Il s’est trouvé un cocher ivre, mais c’était en dehors de la route de poste.

Le Baïkal est le plus grand lac d’eau douce de la Sibérie. Il a 660 kilomètres de longueur sur une largeur qui varie de 40 à 100 kilomètres. Sa plus grande profondeur est de 1 200 mètres, mais les Sibériens prétendent qu’on n’a jamais pu en trouver le fond. Il ne possède qu’une île importante, l’île Olehone, qui a 54 verstes de longueur. On y pêche des poissons qui, tels que l’omoule, lui sont particuliers. Il y a également des phoques. Un certain nombre de rivières lui apportent le tribut de leurs eaux ; quelques-unes ont un assez gros volume. La plus importante est la Sélenga, qui prend sa source au nord de la Mongolie, à plus de 1 200 kilomètres de son embouchure.

Des vapeurs transportent les voyageurs, trois fois par semaine, de Moïssovaya à Listvinitchnaya, sur la côte ouest. C’est une distance de 75 verstes, que l’on met par beau temps 6 heures à franchir ; mais sur le Baïkal s’élèvent quelquefois des tempêtes terribles. L’hiver on passe en traîneau sur la glace. Comme les mêmes chevaux ne pourraient faire un aussi long trajet, on installe une station à moitié chemin. Au moment où le lac commence à geler, ainsi qu’au moment où la glace devient trop faible pour supporter le poids des voitures, il arrive souvent des accidents. L’établissement de la navigation à vapeur sur le lac Baïkal remonte à l’année 1844.

Il n’est pas indispensable de traverser le lac Baïkal pour aller à Irkoutsk. On peut en contourner l’extrémité sud. La route existe, mais elle-est peu fréquentée et par conséquent peu sûre. Dans les stations, les chevaux sont à paître dans la montagne, il faut aller les prendre : il y a donc perte de temps. Un jour, sur la Zéa, Poutiatitski, assis à table à côté de roi, me vantait les beautés de cette route : « Vous la connaissez donc ? lui dis-je. — Si je la connais, mais c’est moi qui l’ai faite ! J’y ai travaillé pendant mes premières années de bagne. » On a beau savoir que le pays est rempli de déportés, on n’en éprouve pas moins une impression bizarre, en entendant son voisin de table parler à brûle-pourpoint du temps où il était forçat. J’appris que Poutiatitski avait pris part à l’insurrection de la Pologne : il avait alors dix-sept ans, et qu’il appartenait à une famille fort riche. Il fut envoyé en Sibérie,