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délicieux, l’omoule, charnu et gras, qui ne se trouve que dans le Tac Baïkal et les rivières qui communiquent avec lui. Derrière toutes ces victuailles appétissantes est une rangée de treize bouteilles, toutes pleines et toutes débouchées, afin de bien indiquer qu’elles ne sont pas là pour la montre. Les étiquettes portent les noms les plus estimés des gourmets. Les vins, venant de France et d’Espagne, sont de première qualité. Ils sont si chers en Sibérie qu’il serait ridicule de payer de gros prix pour des produits inférieurs.

M. Galoutsine, chef de la police, est présent au dîner. Il avait reçu l’ordre de renvoyer M. Chichmareff à Tchita s’il pouvait le remplacer auprès de nous par un autre officier parlant le français. Il y en a bien un, mais c’est un Russe des provinces baltiques, un Russe allemand, nous dit-on, et, par une extrême délicatesse, on décide que M. Chichmareff nous accompagnera jusqu’au Baïkal. Nous aurons été désolés qu’il en fût autrement.

RUE DE VERKNÉ-OUDINSK[1].

Verkné-Oudinsk, fondé en 1668, doit sa prospérité aux mines d’or découvertes dans ses environs, et à sa situation au confluent de la rivière Ouda avec la Sélenga, qui se jette dans le lac Baïkal. Toute cette partie de la Transbaïkalie est très peuplée, surtout au sud. C’est ici, de l’autre côté de la Sélenga, que vient s’embrancher la grande roule qui, passant par Kiakhta, traverse le grand désert de Gobi, la Mongolie et conduit à Pékin. L’établissement du commerce par caravane, entre la Russie et la Chine, par cette route, remonte à l’année 1698 : Kiakhta ne fut fondé qu’en 1728. Verkné-Oudinsk est à 600 mètres d’altitude.

C’est dans les mines d’or que M. Goldobine a fait son énorme fortune. Il s’est occupé également d’industrie. Il avait établi dans les environs une verrerie, dont les produits furent immédiatement très demandés, et qui ne tarda pas à être une source de gros bénéfices, malgré la modicité des prix, les objets en verre étant fort rares et chers dans la contrée, par suite de la difficulté des transports. On nous montre des verres à boire à dix kopeks, des carafes, des vases qui suffisent amplement aux habitants de ce pays.

Ici, comme à Nertchinsk, chez Mme Boutine, nous trouvons des journaux français, entre autres l’Illustration. La censure russe en a noirci, à l’encre d’imprimerie, des paragraphes entiers.

On a remplacé le boulon cassé du tarantass et redressé le marchepied faussé : total, huit roubles ! Il est midi et nous parlons. À la sortie de la ville, on passe sur la rive gauche de la Sélenga, dans un bac formé de deux bateaux attelés côte à côte. La route traverse d’abord une plaine cultivée sans grand intérêt, puis elle devient plus pittoresque ; à gauche est la montagne dont nous suivons le pied, et à droite, la Sélenga, que nous perdrons bien rarement de vue pendant une centaine de verstes. Vers 2 heures, nous arrivons à la jolie station de Polovinnaya.

Trois ou quatre maisons au plus avec leurs dépendances, écuries, étables, composent tout le hameau. Elles sont adossées à la montagne, qui est ici presque à pic et couverte d’arbres jusqu’au sommet ; devant sont des taillis épais. La route passe entre la montagne et les taillis, puis, faisant un coude brusque, vient regagner les bords de la Sélenga. Pendant qu’on change les chevaux, je ne puis résister au désir de prendre une vue de ce joli endroit, et je choisis le moment où notre tarantass descend au galop la pente légère qui conduit hors du hameau. Deux vaches paissent tranquillement sur le chemin, sous la surveillance d’un chien que nos mouvements paraissent étonner.

La route n’est pas bonne. Souvent taillée dans le roc, trop étroite pour livrer passage à deux voitures, elle domine de dix ou quinze mètres le fleuve qui coule

  1. Dessin de Boudier, d’après une photographie.