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clodnoï, tel est le nom de ce véhicule peu agréable, a un grand inconvénient : il faut en changer à chaque station. C’est au moyen des périclodnoïs que se fait le service des dépêches. M. Chichmareff a pris avec lui Hane, qui peut donc se reposer et dormir ; nous, nous faisons l’économie du prix d’un cheval. Que l’on soit seul ou deux dans une voiture, il faut payer pour deux chevaux, mais pour deux chevaux seulement, quel que soit le nombre de ceux qui vous traînent. Jamais nous n’en avons eu moins de trois, mais nous en avons eu jusqu’à cinq. C’est au smotritiel à juger de ce qui est nécessaire d’après l’état des routes et la vigueur de ses bêtes. Si l’on est trois, on paye pour trois chevaux.

Quand les chevaux de poste arrivent à la station, ils retournent aussitôt à vide à leur point de départ : s’il a un périclodnoï, le yemchtchik s’y couche et s’endort, sinon il dort à cheval. Les animaux, qui connaissent fort bien la route, s’en vont au petit pas et mettent six où huit heures à refaire la distance qu’ils viennent de franchir en deux. Arrivés à l’écurie, on leur donne à manger. Mais on ne peut obliger le smotritiel à les atteler que trois heures au moins après leur retour. Sur un registre spécial que chacun peut consulter sont indiqués, avec la plus scrupuleuse exactitude, le nombre de chevaux dont dispose la station, et les heures de départ et de rentrée de chacun d’eux.

Scellé à la cire rouge, sur une able, dans un coin de la salle commune, est le cahier de réclamations, qu’un inspecteur vient de temps en temps examiner. Sur un registre à double souche on inscrit : un numéro d’ordre, le nom et la profession du voyageur, l’heure de $on départ, le nombre des chevaux qu’on lui donne, le prix payé, et le nom du yemchtchik qui le conduit. Ce dernier, de même que le voyageur, reçoit de ce document une copie détachée de la souche, qu’il doit remettre au smotritiel de la station suivante. C’est pour le fisc un moyen de contrôle, et pour la police celui de surveiller les voyageurs et les cochers.

M. Chichmareff s’est chargé de tous les détails. Habitués déjà au mouvement de la voiture, nous nous endormons d’un sommeil profond, et nous passons plusieurs stations sans nous en apercevoir. Réveillé à un moment, je n’entends aucun bruit et je regarde dehors. Il n’y a pas de lune, mais la nuit est claire. Nous sommes arrêtés au sommet d’une montagne, au milieu des bois. Le cocher fait reposer ses chevaux. Mes yeux se faisant peu à peu à l’obscurité, je distingue devant nous comme une large caverne qui s’enfonce dans les profondeurs de la terre : c’est la route, bordée d’arbres élevés, dont les cimes semblent se rejoindre ; la pente paraît effroyable. Le yemchtchik remonte sur son siège, et nous nous enfonçons au galop dans le trou béant. Marie dort inconsciente ; ce que j’ai de mieux à faire, c’est de limiter. J’avoue qu’il me fut impossible de reprendre mon sommeil interrompu, jusqu’au moment où une allure moins échevelée m’apprit que cette longue descente avait pris fin.

Vingt-quatre heures après notre départ de Tchita, nous avions fait près de 300 verstes. Nous ne nous sommes arrêtés que trois fois, pour le thé. Marie, pour qui c’est un régal, a pris, pendant que nous changions de chevaux, quelques tasses d’un lait qu’elle a déclaré délicieux. C’est du reste le seul genre de provision qu’il soit possible de trouver sur la route. Nous avons maintenant des yemchtchiks bouriates. Quelques-uns se montrent aussi habiles cochers que les Cosaques. Ils sont plus démonstratifs, crient, gesticulent et se servent davantage du fouet.

Le pays est très beau, très accidenté. Nous traversons de superbes forêts de pins, les plus belles de tout notre voyage. Dans beaucoup d’endroits le feu en a détruit d’énormes surfaces, ne laissant que des troncs noirs aux formes fantastiques, qui émergent au milieu des fleurs.

Les fleurs ! Comment donner une idée de leur profusion qui ne cesse de nous émerveiller ? J’ai parlé des lis, des pivoines, des muguets sur l’Amour. En Transbaïkalie ce sont de nouvelles espèces. Ici les prairies semblent disparaître sous la neige : les pâquerettes, la reine-des-prés causent cette illusion ; là des spirées aux couleurs éclatantes, hautes de plus d’un mètre ; plus loin, de véritables champs d’aconit.

Vers 5 heures du soir, après un galop échevelé, nous nous arrêtons pour laisser souffler les chevaux. Passant derrière la voilure, je m’aperçois que le boulon en fer qui, à l’arrière, fixe la pièce de bois dans laquelle passe la cheville ouvrière, est à moitié cassé. L’accident s’est probablement produit lorsque nous avons versé. Si le boulon se casse tout à fait, les roues de devant partiront avec les chevaux, laissant le train de derrière sur la route. Nous consolidons la chose de notre mieux avec des cordes. On changera le boulon à Verkné-Oudinsk, où nous devons nous arrêter quelques heures chez Mme Goldobine, veuve d’un des plus grands marchands de Sibérie, à qui le gouverneur de Tchita a télégraphié pour annoncer notre arrivée.

Nous marchons bien jusqu’au matin. Mais la pluie s’étant mise à tomber, nos roues enfoncent dans le sol détrempé et nous n’avançons plus qu’avec peine. Pour comble de malheur, à la dernière station nous tombons sur de mauvais chevaux, un mauvais yemchtchik bouriate, et cela avec 34 verstes à faire par de mauvais chemins ; cette étape nous prend cinq heures.

Il est 3 heures quand nous arrivons chez Mme Goldobine. On nous conduit dans la chambre qui a abrité le Tsarévitch. Après un bout de toilette, nous passons dans la salle à manger, où une zakouska a été servie pour attendre le dîner. Mme Goldobine est aux eaux pour sa santé, à plusieurs centaines de verstes d’ici. Elle a télégraphié à son représentant de nous recevoir selon les règles de l’hospitalité sibérienne.

Sur une immense table, dans la salle à manger, nous voyons, disposé sur deux rangs, tout ce qu’il est possible de servir comme hors-d’œuvre : caviar frais et salé, harengs et sardines de plusieurs espèces, saucissons, viandes froides, cèpes au sel, etc., et enfin un poisson