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conserver le plus léger mauvais souvenir de mon gouvernement de la Transbaïkalie, je vais vous trouver un officier parlant le français, qui vous escortera jusqu’au lac Baïkal ; je regrette de ne pouvoir l’envoyer plus loin, mais je vais télégraphier au gouverneur général d’Irkoutsk pour lui annoncer votre arrivée. »

Comment ne pas être sensible à tant de marques de bienveillance ? Je me confonds en remerciements et je prends congé du général, qui, peu de temps après, vient, accompagné de sa fille comme interprète, rendre visite à Marie. Il lui dit que, Mme Hahochkine étant malheureusement malade, il ne peut nous offrir l’hospitalité, mais que sa voiture est à notre disposition, et que nous n’avons qu’à formuler un désir pour qu’il s’empresse de le satisfaire.

Non certes, je ne dirai pas de mal de la Transbaïkalie, car c’est en Transbaïkalie que nous avons trouvé, outre le plus gracieux accueil et la bienveillance des autorités grandes et petites, les stations de poste les mieux tenues, les chevaux les plus vifs, les cochers les plus habiles, les routes les mieux entretenues et les paysages les plus beaux de notre longue pérégrination en tarantass.

À l’hôtel, qui est fort propre, et où l’on nous donne une chambre suffisamment meublée, le premier soin de Hane est de battre soigneusement toutes nos affaires.

À peine étions-nous installés qu’un officier vient nous annoncer qu’il est chargé de nous accompagner jusqu’au lac Baïkal et qu’il se tient à notre disposition. Nous sommes enchantés du choix fait par le gouverneur général, car notre aide de camp a l’air tout à fait charmant ; de plus je connais son père, M. Chichmareff, consul général de Russie à Ourga. Nous devons déjeuner demain chez le général Koubé, nous partirons immédiatement après notre retour de chez lui. M. Chichmareff nous promet que les chevaux seront attelés à 8 heures.

À l’hôtel se trouve un certain M. Arnold. Arrivé à Tchita comme architecte, il commençait à faire de brillantes affaires, quand à la suite d’un accident il dut subir l’amputation d’une jambe. Obligé de renoncer à son métier, il se fit avocat. Il me raconte qu’il doit plaider demain devant le conseil de guerre. Il est chargé de la défense de quatorze Cosaques qui ont — comment dirai-je ? — brutalisé une femme : c’est la déportation. Mais il espère qu’en insistant sur la moralité douteuse de la victime et en rejetant la responsabilité du crime sur les fumées de la vodka, il apitoiera les juges sur le sort de ses intéressants clients. Il se met à ma disposition, non comme avocat, mais comme interprète. Je le remercie, car pour le moment nous n’avons qu’à commander notre dîner et à nous faire rôtir un gros filet de bœuf pour emporter demain, et pour cela notre connaissance du russe est amplement suffisante.

Aujourd’hui la France entière est en fête, c’est le 14 juillet. Nous n’avons garde de l’oublier et nous buvons à la prospérité de la patrie.

Cependant nos yeux se ferment, mais nous n’osons nous étendre sur nos matelas : les assauts de la nuit dernière nous ont rendus craintifs. Hane jure ses grands dieux qu’il n’a rien vu de suspect dans la chambre, et que nous pouvons dormir sans inquiétude. Il nous quitte, et nous prenons notre courage à deux mains : je souffle la bougie.

15 juillet. — Rien n’est venu troubler notre sommeil.


Charles Vapereau.


(La suite à la prochaine livraison.)


BATEAU SUR LA CHILKA PRÈS DE STRETINSK[1] (PAGE 195).
  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin.