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il lui a donné nos chevaux. Pour le moment il n’a plus que ceux nécessaires pour la poste, qui doit arriver dans une heure. Il ordonne, après quelques hésitations, de les préparer à mon intention. Son employé lui fait remarquer qu’il sera puni s’il n’a pas de chevaux pour le service des dépêches. Il lui répond qu’il ne le serait pas moins s’il n’en avait pas conservé pour moi, mais que je consentirai peut-être à intercéder en sa faveur auprès des autorités de Tchita. 10 minutes après, nous partions. Nous n’avions pas fait deux kilomètres que nous croisions les voitures de la poste. Il était temps !

Au bout de 2 ou 3 verstes d’une ascension difficile, nous suivons la crête d’une montagne élevée, d’où nous dominons toutes celles qui nous entourent. La route est splendide, percée au milieu de forêts superbes où les beaux arbres sont nombreux. C’est entre deux futaies de sapins séculaires que s’opère la descente par une route unie. Mais tout à coup, à deux ou trois reprises, on se trouve en présence d’une sorte d’escalier des plus dangereux qu’on ne peut franchir qu’au galop, car les chevaux ne pourraient retenir le tarantass. On frissonne, des cahots secs et brefs se succèdent pendant une minute ; on est passé. Il faudrait pourtant bien peu de travail pour supprimer ces passages où se jouent la vie des animaux et celle des voyageurs.

Le jour baisse. Au moment d’entrer dans la ville, notre cocher allache le battant des sonnettes pour les empêcher de tinter : les voitures qui portent la poste ont seules droit dans les villes à ce gai carillon, qui annonce aux habitants l’arrivée du courrier.

Nous n’avons pas à chercher un hôtel, une chambre nous ayant été gracieusement offerte. Il est 8 heures et demie quand nous arrivons. Un dîner est bien vite improvisé ; nous avons des conserves, c’est le cas de nous en servir. Puis, comme nous sommes un peu fatigués, nous étendons nos matelas par terre dans une chambre, à côté de la salle à manger, et nous nous couchons.

Hélas ! il faut bien l’avouer, jamais, même sous la tente chez les Mongols, nous n’avons passé plus mauvaise nuit. Jamais nous n’avons eu à nous défendre en si peu de temps contre une pareille nuée de plats ennemis. Nous avons beau dans l’obscurité faire des hécatombes faciles, des troupes fraîches remplacent immédiatement les bataillons anéantis. Nous devons céder devant le nombre, c’est-à-dire allumer une bougie pour attendre le jour, et nous cherchons un prétexte honnête pour éviter par la fuite, sans offenser nos hôtes, que cette nuit ait une seconde édition.

CAMPEMENT BOURIATE[1].

14 juillet. — Tchita, située au confluent de la rivière de ce nom avec l’Ingoda, est à 767 mètres au-dessus du niveau de la mer. Fondée en 1851 seulement, elle est la capitale de la Transbaïkalie. La température, très élevée en été, y est très basse en hiver. Les habitants se plaignent beaucoup de la sécheresse de la saison froide. Il ne neige presque jamais. Le traînage y est donc impossible et le climat fort énervant, quoique sain.

Le général Hahochkine, gouverneur général, ne comprend pas le français, me dit-on, mais le général Koubé, gouverneur civil, le parle aussi bien que le russe. C’est donc pour ce dernier que sera ma première visite, Il me reçoit de la façon la plus aimable, et m’offre immédiatement de m’accompagner chez Son Excellence le gouverneur général.

Le général Hahochkine s’informe gracieusement de la façon dont s’est effectuée la première partie de notre voyage, et me gronde doucement d’avoir abandonné la route de poste. Il me dit qu’il a déjà donné des ordres pour que je ne manque pas de chevaux jusqu’au Baïkal. « Je ne veux pas, ajoute-t-il, que vous puissiez

  1. Dessin de Boudier, d’après une photographie.