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le grand marchand sibérien, chez lequel on nous avait prévenus qu’une chambre nous était préparée, et le yemchtchik se mit à chercher la porte d’entrée.

En nous approchant, nous remarquons que tout semble abandonné : aucun bruit, aucune lumière dans l’intérieur, pas de rideaux aux fenêtres. Nous allons de porte en porte sans parvenir à nous faire entendre. C’est le palais de la Belle au bois dormant.

De guerre lasse nous allons à l’hôtel ou gastinitsa, où l’on nous donne deux chambres très propres, presque élégantes, convenablement meublées et ornées de belles plantes vertes des tropiques. Je me souviens surtout d’un superbe caoutchouc qui atteignait le plafond. Toutes les fenêtres sont condamnées : les plantes s’en trouvent, paraît-il, fort bien, mais un peu plus d’air serait désirable pour les humains.

9 juillet. — À mon réveil, je trouve dans la cour un agent de police en uniforme qui m’explique en allemand qu’il est originaire des provinces baltiques et qu’il a reçu l’ordre de se mettre à ma disposition pendant tout mon séjour à Nertchinsk.

M. X… arrive vers 9 heures, et nous accompagne dans la ville. Nous allons d’abord visiter le musée : le directeur nous en fait les honneurs et met beaucoup d’empressement à me donner tous les renseignements que je lui demande sur le pays ; il m’offre, sur l’histoire de la Sibérie, un tableau résumé des principaux épisodes de la conquête. Le musée est très riche en échantillons minéralogiques, et surtout en échantillons aurifères. On nous montre un morceau de granit contenant des pépites du précieux métal, ce qui est, paraît-il, d’une extrême rareté.

À la suite de la visite de Son Altesse Impériale le Tsarévitch, il y a un an, le directeur a eu l’idée de prier les visiteurs de mettre leur signature sur un livre d’or préparé à cet effet. Il regrette que la première signature ne soit pas celle du futur Empereur de toutes Les Russies, et se console en pensant que ce sera la mienne. Je ne puis que partager ses regrets de ne pas voir mon nom à la suite de celui d’un si auguste personnage, et me décide à noircir le premier la première page du registre.

Quelques minutes après, nous sommes dans la maison hospitalière de M. Boutine, le frère de celui qui à construit le magnifique palais dont j’ai parlé plus haut, dans un immense salon, situé au premier étage, rempli de plantes tropicales, et où 150 personnes pourraient danser à l’aise. À l’une des extrémités du salon se trouve une estrade pour l’orchestre. Après le déjeuner nous allons visiter la chambre dans laquelle le Tsarévitch a couché. Rien n’y a été changé : on a simplement mis des housses sur Les fauteuils.

Tout respire ici le plus grand luxe : les serres, les jardins sont à l’avenant.

Nous demandons cependant à visiter le palais, et nous l’obtenons avec quelque peine, car il est sous scellés. La maison Boutine a été mise en faillite, contre toute espèce de justice, nous ont affirmé dans la suite des gens bien informés. Le procès de liquidation est loin d’être terminé, et tout porte, à croire qu’il le sera en faveur du malheureux négociant.

La photographie de l’extérieur donne une idée de l’intérieur de cette immense maison de commerce : escaliers, chambres, salons, salles de fêtes, etc., rappellent par leurs dimensions ceux de certains palais princiers. On y voit des meubles de grand prix, des tableaux de maîtres, un grand portrait de Mme Boutine en costume russe, par Markovski, des porcelaines de Sèvres, une énorme glace de Saint-Gobain qui a figuré à l’Exposition de 1867, et dont le prix de transport a triplé ou quadruplé le prix d’achat, etc. On se demande en parcourant ces immenses salles pour qui elles ont été faites. A-t-on jamais pu trouver dans la ville de Nertchinsk, même au temps de sa plus grande splendeur, assez de gens à inviter pour qu’elles ne paraissent pas vides ?

Les comptoirs, les bureaux, sont dans les mêmes proportions. Ils égalent en dimensions, je ne dirai pas ceux des plus grands, mais ceux des grands magasins de Paris. C’est que la maison Boulne tenait entre ses mains tout le commerce de la province, toutes les affaires de banque, et possédait de nombreuses mines d’or.

Nertchinsk, fondée en 1654, est la plus ancienne ville de la Sibérie orientale. C’est là que fut conclu en 1689, avec la Chine, le traité qui excluait les Russes du bassin de l’Amour et d’Albasine dont ils s’étaient emparés en 1648. La découverte de mines d’or dans tous ses environs lui donna presque aussitôt une importance énorme qui ne fit qu’augmenter par suite de son choix comme lieu de déportation.

Nertchinsk nous a un peu rappelé Nikolaïevsk : c’est une ville qui se meurt. La faillite Boutine est-elle la cause ou le résultat de cette décadence ? La population varie suivant les saisons, comme celle de toutes les villes dans le voisinage desquelles sont des mines d’or. L’hiver, les mines sont abandonnées et les mineurs vont dans les grands centres.

10 juillet. — À 5 heures du matin nous quittons Nertchinsk. Au bout d’un quai d’heure de galop, à travers une large plaine unie, nous arrivons au bord de la Nertcha, que nous passons en bac. Les papiers dont je suis porteur me donnent la franchise sur les ponts et les bacs, et comme les rivières sont très nombreuses en Sibérie cette franchise n’a pas laissé de me faire économiser un nombre respectable de roubles pendant le voyage. La Nertcha n’a pas plus de 100 mètres de large, et nous perdons cependant un grand quart d’heure à la traverser. À 7 heures nous arrivons à la première station, Mirsanova : nous avons fait 30 verstes.

Des chevaux nous attendent. Pendant qu’on les attelle, un des nombreux curieux qui nous entourent vient causer avec Hane, en chinois. J’apprends que cet homme, que nous avions pris d’abord pour un Cosaque, n’est autre chose qu’un Coréen établi dans