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mière heure que l’on passe en tarantass, surtout dans la Transbaïkalie. D’abord, pas de frein pour ce lourd véhicule. Il y a bien le sabot, mais on s’en sert rarement : si l’on voulait le mettre et l’enlever toutes les fois qu’il serait prudent de le faire, le voyage serait alors deux fois plus long.

Ce ne sont que montées et descentes, que ravins dans lesquels on s’enfonce pour en ressortir immédiatement. La route suit toutes les ondulations du sol, bien rarement atténuées, et il faut que les pentes soient véritablement infranchissables pour que l’on condescende à faire un léger détour.

Au rebours de ce que nous faisons en Europe, où l’on serre les freins et où l’on modère l’allure à la descente, dès que la moindre inclinaison vient en aide aux chevaux la vitesse s’accentue, le galop commence et devient souvent quelque chose de fantastique.

Debout sur son siège, joignant l’action à la parole, le yemchtchik crie et fouaille à tour de bras, et l’on arrive au bas de la côte avec une vitesse de train express. Ce n’est quelquefois, lorsque la route devient plate, qu’un ou deux kilomètres plus loin qu’il est possible d’arrêter les chevaux emportés. Mais si, comme c’est le plus souvent le cas, une nouvelle côte se présente, la vitesse acquise en fait remonter une bonne parte, puis On va au pas.

Souvent au fond d’un ravin ou entre deux collines se trouve un torrent, une rivière qu’un pont en bois traverse, auquel on n’arrive presque jamais que par une courbe, je ne sais trop pourquoi. C’est toujours avec la rapidité de la foudre qu’on le franchit.

Nous avons remarqué bien des fois que plus la route était accidentée, plus nous faisions de verstes à l’heure.

Notre yemchichik n’a garde de manquer aux traditions sibériennes, et souvent aux descentes, emportés dans un galop frénétique, nous éprouvons les mêmes sensations que lorsque, étant enfants, dans une balançoire arrivée au haut de sa course, nous nous sentions précipités dans le vide avec une vitesse toujours croissante : seulement les mouvements n’ont pas la même mollesse.

Il est de règle, pour tout yemchtchik qui se respecte, de partir d’une station ou d’y arriver ventre à terre, à moins qu’il ne faille traverser une rivière à peu de distance de la maison de poste. Les chevaux, qui sont habitués à la manœuvre, une fois attelés ont l’air inquiets ; ils dressent les oreilles, tournent la tête ; cherchant à saisir le moment précis où le fouet va s’abattre sur eux. Deux et quelquefois trois hommes les maintiennent par la bride. Cependant le yemchtchik, sans se presser, fait une dernière fois le tour du tarantass, met tranquillement ses gants, s’il en a, puis, rassemblant dans la main gauche les cordes épaisses qui lui servent de rênes (il y en a quatre pour une troïka), il s’élance d’un bond sur son siège, brandissant son fouet à manche court. Les hommes qui sont à la tête des chevaux n’ont que le temps de s’écarter pour laisser passer l’ouragan qu’aucune force humaine ne pourrait arrêter pendant les premières minutes.

Dans tout attelage russe est une pièce de bois semi-circulaire, placée au-dessus du collier du cheval qui est dans les brancards. Cette pièce de bois est très importante. Elle sert d’abord à maintenir l’écartement des brancards. En outre, à sa partie supérieure est fixé un bridon qui met l’animal dans l’impossibilité de baisser la tête et de prendre le mors aux dents. Le yemchtchik à donc toujours un cheval bien en mains. Tout en haut sont attachées trois sonnettes dont le tintement doit annoncer de loin l’arrivée de l’équipage et indiquer au maître de poste qu’il faut préparer au plus vite des chevaux. Mais cela, c’est de pure théorie quand il ne s’agit pas du service des dépêches ou de voyageurs annoncés par les autorités. Ce dernier cas est le nôtre, et quand nos chevaux ruisselants de sueur s’arrêtent devant la station, nous en trouvons trois autres tout harnachés, attachés à des piquets. Trois palefreniers se précipitent sur notre attelage, en deux minutes notre troïka est changée, j’ai payé le tarif fixé pour les trente verstes de la nouvelle étape, et nous dévorons de nouveau l’espace.

Même cérémonie aux stations suivantes. Nous nous mettons dès le premier jour au régime des voyageurs sibériens, c’est-à-dire que nous ne perdons pas notre temps à manger dans les stations. Le pays n’a rien de bien remarquable, et n’offre aux regards que des collines presque entièrement dénudées. La nuit est particulièrement froide, et les flaques d’eau sont recouvertes d’une mince couche de glace. Il fait presque aussi clair qu’avant le coucher du soleil, la lune est splendide, et ces premières cent verstes en tarantass nous ravissent d’aise. Il faut dire que notre mince bagage a été très bien arrimé ; nos petits matelas amortissent suffisamment les chocs, et nos oreillers sont une bonne protection pour la tête. La position semi-horizontale est évidemment la seule qui convienne pour les longs voyages en voiture, car nous ne ressentons pas la moindre fatigue. Nous augurons donc bien sous ce rapport des milliers de kilomètres qu’il nous reste à parcourir, et c’est avec une sorte de satisfaction triomphale que nous entrons dans Nertchinsk.

Nous suivons d’abord une rue ressemblant à toutes les rues de toutes les villes sibériennes, bordée des mêmes maisons en bois, avec les mêmes fenêtres encadrées de blanc ; puis, tout à coup, nous débouchons sur une grande place et nous croyons rêver.

En face de nous se dresse un immense palais dont les murailles d’un blanc de lait éclairées par une lune resplendissante se découpent dans l’azur du ciel. L’architecture en est bizarre, tous les styles s’y rencontrent. C’est un splendide décor de féerie.

Qui se serait jamais attendu à trouver au fond de la Sibérie un édifice aussi imposant, et quel peut être cet édifice ? Tout d’un coup l’idée me vint que nous avions devant nous la célèbre maison de M. Boutine,