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est vêtu de noir de la tête aux pieds et, à la chaîne au cou près, ressemble assez à un huissier. Je ne puis sortir de ma chambre sans voir paraître sa longue silhouette. Il cherche à deviner mes désirs et en est parfois gênant. Il ne s’éloigne que quand il voit qu’il ne peut nous être utile en rien ; mais il veille !

Il y a un établissement de bains froids dans la Chilka, à une cinquantaine de mètres du Vauxhall, construit sur le modèle de ceux de Paris, mais sans cabines, et ayant à peu près 3 mètres dans tous les sens. C’est suffisant pour se tremper. Ces bains doivent surtout servir aux dames, car je n’en vois pas se baigner sur le rivage, où en revanche les hommes sont nombreux, dans le costume d’Adam, cela va sans dire. Plongeons-nous une dernière fois dans les eaux du fleuve du Dragon Noir !

M. X… est descendu de Tchita par la rivière, dans un bateau du pays qu’il avait payé trois roubles. Si l’eau avait été trop basse aux Péchés Capitaux pour permettre à la Zéa de passer, c’est dans un bateau semblable que nous aurions eu à remonter la Chilka pendant plusieurs centaines de kilomètres.

On nous a assez dit qu’en dehors des grandes villes nous ne trouverons rien à acheter. Nous nous munissons donc ici de traits de rechange, qui ne sont du reste que de simples cordes, et de quelques clous ; Hane a apporté de Pékin un marteau et des tenailles. Chacun nous répète qu’ayant un bon tarantass nous n’avons pas besoin de nous encombrer de matériaux pour le réparer. « Vous verserez cinq ou six fois avant de rien casser d’important », ajoute-t-on.

Ce n’est pas la première fois qu’on nous avertit de la fréquence de ces accidents. Le chargé d’affaires de Russie à Pékin nous avait bien recommandé de ne pas oublier d’attacher solidement, au moyen de cordes, nos bagages dans le fond du tarantass, « parce que, dit-il, répondant à un pourquoi bien naturel, lorsque vous verserez, vous ne serez pas alors écrasés par vos caisses ». Verser serait-il donc une aventure quotidienne ?

Toutes les cinquante verstes à peu près il est indispensable de graisser les roues si l’on ne veut s’exposer à les voir prendre feu dans une de ces courses vertigineuses auxquelles il faut nous attendre. Je fais donc mettre six livres de graisse dans un coffre fermé à cadenas, car on me dit que la graisse est une chose qui s’évapore facilement dans les stations.

Sur la recommandation de M. Ninaud, je me suis procuré vingt roubles de pièces de cuivre et d’argent, de un, deux, dix et vingt kopeks. Cette précaution est nécessaire, car jamais vous ne trouvez nulle part de monnaie pour faire l’appoint lorsque vous payez, et vous êtes obligé d’abandonner chaque fois une vingtaine et souvent plus de kopeks, ce qui finit par faire une somme.

HÔTEL DE STRETINSK[1] (PAGE 193).

8 juillet. — Il nous faut encore un carré de feutre et une corde pour attacher la caisse qui doit partir par mer. M. Mikoulitch les fait acheter, mais j’ai à payer un rouble de plus qu’hier pour la même quantité et la même qualité de marchandise. La raison en est assez amusante. C’est aujourd’hui samedi, jour du sabbat, et toutes les boutiques de ces juifs que l’on méprise sont fermées. Les honnêtes chrétiens en profitent pour vendre plus cher ce jour-là. C’est un fait reconnu, et chacun ici fait ses provisions le vendredi. Mais il me semble qu’ils ont du bon, les juifs, et que


Le plus juif des deux……


J’ai prévenu l’ataman que je désire partir aujourd’hui à deux heures. Après le déjeuner, nous rangeons nos paquets dans le fond du tarantass.. Nos matelas de voyage sont étendus par-dessus, en plan incliné, de façon à nous permettre de voir le paysage, et nos oreillers nous soulèvent encore les épaules et la tête. Je remets à l’agent de M. Cheveleff la caisse qu’il doit m’expédier par mer, et qui par parenthèse m’est arrivée à Paris dans la première semaine de janvier 1893, soit exactement six mois après notre départ de Stretinsk. M. X…, qui retourne à Tchita, ne partira que cette nuit. Il nous donne rendez-vous à Nertchinsk.

Le maître de poste est exact. À 9 heures le yemchtchik est sur son siège, et nos trois chevaux partent au trot. Ils s’arrêtent au bout de 200 mètres devant le bac qui doit nous transporter de l’autre côté de la Chilka. Le fidèle ataman commande la manœuvre. Bientôt il nous fait ses adieux, nous sommes sur la rive gauche de la rivière, et nos chevaux gravissent lentement la côte qui se trouve devant nous. Hane est sur le siège à côté du yemchtchik.


XVIII

De Stretinsk à Tchita.


Quelque prévenu que l’on puisse être de l’allure à laquelle vont les cochers sibériens, il est impossible de ne pas ressentir un peu d’émotion pendant la pre-

  1. Gravure de Berg, d’après une photographie.