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2 LE TOUR DU MONDE.

devant Cayenne à la nuit close. Tout ce que je distingue de la ville à cette heure tardive se borne, en dehors d’un éclairage parcimonieux, à trois lanternes vénitiennes suspendues, d’après ce qu’un passager m’affirme, à une des croisées de la caserne qui nous fait face. Les soldats qu’elle contient chantent et poussent des hourras, car notre Salvador, qui repartira dans quatre jours, les embarquera pour la France. Par contre, nous avons une centaine de militaires à bord, envoyés eu Guyane pour les relayer.

Quand je monte sur le pont le lendemain matin, j’éprouve une véritable satisfaction à promener mes regards sur le panorama qui s’offre à mes yeux. Je n’ai vu que des côtes basses depuis plusieurs jours, et voilà que j’aperçois un pays accidenté, des mamelons couverts de verdure. Gette pauvre Cayenne, dont on ne dit jamais que du mal, et dont le nom n’évoque que des idées de crime et de bagne, ne me paraît vraiment pas aussi déshéritée qu’on me l’a dépeinte. Il est vrai que de ses habitants je ne vois encore que des condamnés, employés aux travaux du port, au débarquement des marchandises et à des corvées sur le quai et sur l’appontement ; mais débarquons avec le commandant du paquebot, qui m’offre gracieusement une place dans sa baleinière, et tâächons en premier lieu de trouver un gite en ville, car, en fait d’hôtel, Cayenne ne renferme qu’un établissement de sixième ordre, qu’il me semble complètement inutile d’explorer.

Je laisse provisoirement mes bagages à bord et je,

vais rendre visite au gouverneur, à qui je suis recommandé par M. le sous-secrétaire d’État des colonies.

M. le gouverneur Grodet me reçoit de la façon la plus aimable, s’informe du but de mon voyage et se met entièrement à ma disposition pour me faciliter les moyens de voir de la Guyane française autant qu’il sera possible dans l’espace d’un mois que je compte y séjourner. Ne pouvant m’offrir l’hospitalité au gouvernement, le chef de la colonie veut bien donner des ordres à un de ses employés pour se mettre à la recherche d’un logement convenable, et me voilà, quelques heures après, installé dans un appartement propre et confortable au centre de la ville.

Il me tarde de voir Cayenne à l’heure où le soleil commence à se pencher vers l’horizon. J’ai combiné mon voyage de manière à arriver en Guyane dans la saison sèche, qui commence fin juillet, mais cette saison est en même temps celle de la plus forte chaleur, et, depuis le matin, je me suis démené dans une température accablante. Les rues que je parcours sont larges et se coupent à angle droit, comme celles des cités américaines ; les maisons à un ou deux étages ressemblent à la majorité des constructions des Antilles ; la population bigarrée représente les mêmes nuances que le voyageur rencontre partout dans l’Amérique centrale. Depuis le blanc plus ou moins anémié, suivant la durée de sôn séjour dans les colonies, jusqu’au noir couleur d’ébène, toutes les teintes et les couleurs de l’épiderme vous passent sous les yeux ; les mulâtresses,

trop élevé, la vie est généralement chère :

couvertes de madras multicolores et parées de bijoux de baraques de foire, rappellent le beau sexe de la Martinique et de la Guadeloupe ; le nègre, tout en détestant jusqu’au tréfond de son âme son usurpateur le blanc, fait contre fortune bon cœur et possède la même dose de vanité et d’arrogance que tous ses congénères habitant les sols que la civilisation européenne a conquis.

En débouchant de la place où se trouve le gouvernement, on aboutit à un ravissant quinconce planté de palmiers ; c’était une savane qui a été transformée depuis deux ou trois ans en un parc gracieux par la maind’œuvre pénale. Les bancs y sont encore clairsemés, ce qui m’a souvent exaspéré le soir, quand les pâles rayons de la lune, glissant dans un ciel étincelant d’étoiles, illuminaient les feuilles dentelées de ces élégants palmiers et que je désirais trouver un siège vacant pour me plonger dans cet état de rôverie qui constitue le bonheur sous les tropiques. Hélas ! la poésie que je cherchais s’évanouissait devantla nécessité de partager mon banc avec des Vénus dont cette lune perfide trahissait la couleur.

Au point de vue matériel, Cayenne laisse beaucoup

à désirer. Le confort et le bien-être que je trouverai

dans la Guyane anglaise et jusqu’à un certain point dans la Guyane hollandaise, font malheureusement défaut ici. À part les loyers, qui ne sont pas d’un prix le lait se

paye 2 francs Le litre, et quelquefois plus ; les légumes manquent à peu près complètement, le poisson est rare, et sans les Annamites et les Chinois qui se livrent à la pêche, on n’en aurait presque jamais. La glace, qui vient des États-Unis ou de Demerara, se paye 40 centimes le kilo, tandis que dans les deux autres Guyanes elle ne coûte que 10 et 20 centimes. La viande est mauvaise, le peu d’élevage auquel on se livre dans la co-Jonie ne suifit pas pour la consommation, et le bétail qu’on importe de l’Orénoque exige une denture solide. Les cuisinières de Cayenne n’ont pas fait du reste leur apprentissage chez Brillat-Savarin.

Je prends mes repas dans un restaurant de l’endroit, qui est réputé le premier, mais je conserve de meilleurs souvenirs de la table du gouverneur, qui me fait l’honneur de m’inviter fréquemment. Cayenne ne possède aucun café, aucun endroit public où le soir on puisse trouver la fraîcheur, pas même, au bord de la mer, un banc où l’on puisse s’asseoir. J’aurais été bien embarrassé pour trouver une voiture et explorer les en : virons de la ville, si M. Grodet n’avait eu l’extrême obligeance de mettre à ma disposition la voiture de l’administration pénitentiaire, et de m’inviter souvent à faire un tour avec lui. Les voitures de louage seront importées peut-être dans un siècle futur, en même temps que le tramway, l’électricité, le gaz et les autres bienfaits de la civilisation moderne,

La domesticité laisse beaucoup à désirer ; le nègre du pays est paresseux à outrance et refuse de travailler. Dans la plupart des ménages on trouve des servantes de