Page:Le Tour du monde - 63.djvu/345

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cher lecteur, tout cela est d’une simplicité enfantine.

Il est bien entendu que je ne parle pas des explorations militaires ; celles-ci présentent tous les avantages, mais aussi tous les dangers de la guerre. Combien d’entre nous y ont succombé ! Pour ne citer que la dernière victime, je nommerai l’infortuné Crampel, dont la mort inattendue a douloureusement frappé le cœur de tous. Hélas ! pourquoi faut-il que moi, qui l’aimais tant, je jette de si loin quelques fleurs sur sa tombe ignorée, en rappelant quelle cruelle perte c’est pour la France que celle de cet homme énergique, à l’esprit si distingué et au cœur si délicat ! Pourtant je dirai de lui et de tous ceux qui sont mort là-bas martyrs de la science : pleurons-les, consolons les leurs, mais ne les plaignons pas eux-mêmes, car il est beau de mourir pour le progrès de l’humanité.

Mât de lettré. — Dessin de F. Courboin, d’après un croquis.

Depuis que nous avons quitté la chaîne centrale en dirigeant nos pas vers Taïkou, la capitale du Kyeng-syang-to par Sai-ouen, Oul-mori, Poul-tcheouen pour entrer dans la vallée de Youg-san-tong, le paysage est bien changé : maintenant de vastes champs de cotonniers s’étendent de tous côtés autour de nous. Malheureusement la récolte est faite et il ne reste plus sur les arbustes moissonnés que ! de rares flocons oubliés, mouchetant la plaine de leur blancheur neigeuse et resplendissant aux rayons du soleil, dans leur multiple isolement. Tout ce tableau est exquis, car le temps est splendide et je connais peu de pays où l’atmosphère soit plus pure, plus transparente, plus lumineuse qu’en Corée. Nous ne voyons plus les femmes se livrer à la récolte de l’orge ou du riz : elles s’occupent uniquement ici des différentes opérations que l’on fait subir au coton avant de le transformer en tissu. La route est animée par de nombreux Coréens qui portent sur leur dos de lourdes balles de coton. Ces convoyeurs, par l’entremise desquels se font tous les transports, à cause de l’état lamentable des routes, forment une vaste confrérie ; ils s’administrent, se jugent entre eux et échappent ainsi à la juridiction des mandarins ; si ceux-ci les inquiètent, ils parlent immédiatement pour un autre pays : c’est leur manière de faire grève, et ils ne tardent pas à être rappelés, vu l’impossibilité où l’on se trouve de se passer d’eux.

Tout ceci est éminemment conforme aux grandes associations dites artèles, qu’on rencontre fréquemment en Sibérie et dans la Russie septentrionale. On dit que les mœurs y laissent à désirer ; je crois le contraire, les femmes de ces convoyeurs étant fort respectées, ils punissent de mort l’adultère, sont très robustes, travailleurs et gais, se rangent respectueusement au passage de tout mandarin ou personnage officiel, et jouissent, intermédiaires indispensables de tout le commerce intérieur de la Corée, d’une réputation de haute probité. Aussi, plus j’avance dans le pays, plus je me prends à aimer ce peuple si courageux, si industrieux, si honnête, en même temps doué de toutes les vertus familiales. En passant par Sol-pay-ky, Pou-tché-dangy, Tol-ki, Yetchon, Tol-ouen, Kain-mal et Ko-tchi, on rencontre parfois, à l’entrée des petites villes, un mât d’une dizaine de mètres surmonté d’un énorme dragon en bois bizarrement colorié, qui de loin semble voler dans les airs. Pour empêcher le vent de l’abattre, quatre cordes, partant du sommet du mât, sont fixées au sol, où elles forment des angles égaux. Les habitants érigent eux-mêmes ce singulier trophée à l’entrée de leur cité quand ils ont l’honneur d’avoir parmi leurs concitoyens un lettré de première classe. Les gens du peuple ont une telle confiance dans les lumières de ceux qui ont passé leurs examens, que j’ai vu, au cours d’une discussion en plein champ, des Coréens prendre pour arbitre de leurs différends un simple lettré et se soumettre à son jugement. Ceci montre en quelle haute estime l’instruction est tenue en Corée, où presque tout le monde sait écrire, et quels rapides progrès fera ce peuple lorsqu’il sera au courant de nos sciences européennes. Nous pénétrons dans la vallée de Haing-tong, nous dirigeant vers Han-king-kepy.

Souvent dans les villages mon regard est arrêté par une perche à laquelle est suspendu un énorme panier d’osier, de 3 mètres de long, de la forme d’un cigare ; au milieu est une ouverture dans laquelle les poules viennent chercher un refuge contre les nombreux renards que n’effrayent nullement la superbe queue de plus d’un mètre du coq coréen, ni les deux énormes disques blancs qui, comme des pains à cacheter, entourent les yeux des poules et leur donnent un air de famille avec leurs sœurs cochinchinoises. La chair exquise de ces volailles a remplacé souvent pour moi la viande de boucherie, et leurs œufs ont complété maintes fois l’ordinaire de mes repas.

La route qui doit nous conduire à Taïkou est encore bien longue : craignant donc d’abuser de la patience du lecteur, nous allons en faire une partie à vol d’oiseau, et cela se trouvera d’autant mieux qu’il va nous falloir franchir non seulement le Nak-tong-kang, mais quelques-uns de ses affluents, dont les noms, du reste, sont presque aussi inconnus que ceux des localités par où nous allons passer.