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Ce grand travailleur n’a connu d’autres joies que les joies de la famille. Il était heureux quand tous les siens étaient réunis pour le repas du dimanche. Le culte du foyer domestique était chez lui une tradition. Ses parents appartenaient à cette classe moyenne qui a été et sera longtemps encore une des forces de notre pays : bourgeois modestes, ne sortant pas volontiers de leur petite ville de Sens, de peu de fortune, de peu de besoins, qui avaient des loisirs et savaient les employer, lisaient quelques bons livres, collectionnaient de vieilles gravures, goûtaient les plaisirs de l’esprit, s’entouraient d’amis choisis, et dont toute la vie était une école de modération et de bon sens. Près d’eux, l’enfance de M. Charton fut paisible, heureuse. Il a écrit quelque part : « Mes chers parents, mes chers maîtres, avec quel respect, avec quel attendrissement je recueille aujourd’hui tout ce que je peux ressaisir du souvenir de vos sages et douces leçons ! » Il parlait de sa mère avec une vénération touchante ; il aurait voulu la faire aimer de ceux qui ne l’avaient point connue ; il disait tout ce qu’elle avait été pour lui, l’élévation de son esprit, et surtout sa bonté. On a dit de lui à son tour que c’est par la bonté qu’il gouvernait sa famille, et le mot est vrai.

Il y avait chez M. Charton un ami des bonnes lettres, un artiste, un poète à ses heures ; mais il y avait surtout un homme d’action. Pour lui, écrire, penser, c’était agir : la vie, c’était l’action utile et bienfaisante. Il n’aimait pas la critique ; il disait volontiers d’un livre ou d’un homme : « À quoi bon me parler de ses défauts ? Montrez-moi ses qualités. » C’était bienveillance, sans doute ; mais c’était aussi le sentiment de l’impuissance de toute critique et de toute négation. Esprit clairvoyant, observateur très fin, il jugeait les choses et les gens à leur vraie valeur ; mais, avec son ferme bon sens et sa science de la vie, il comprenait et il s’efforçait de faire comprendre autour de lui qu’il ne sert à rien de s’appesantir sur le mal. Il disait, à propos de certaines œuvres de la littérature contemporaine : « Vous me montrez des hommes vicieux ou méchants ; je ne voudrais pas les connaître dans la vie réelle : pourquoi voulez-vous que je m’intéresse à eux dans le roman ou au théâtre ? » Il cherchait à détourner les jeunes gens du rêve stérile, leur répétant sans cesse : « Travaillez, produisez » ; il leur disait aussi : « Aimez, admirez ! » Il faisait appel aux sentiments qui nous élèvent en nous arrachant à nous-même. Son imagination était toujours en mouvement ; il a fait beaucoup et aurait voulu faire plus encore ; ses cartons étaient pleins de notes, de projets : on ne connaît que les ouvrages signés de son nom, on ne sait pas tous ceux dont il a donné aux autres l’idée et même le plan. Il a poussé plus d’un homme à faire l’effort décisif, à donner tout ce qui était en lui ; il a dirigé plus d’une vocation hésitante, et tel qui a aujourd’hui un nom dans les arts ou dans les lettres nous dirait que c’est M. Charton qui lui a mis la plume ou le crayon en main. Il condamnait sévèrement le scepticisme : pour lui, le sceptique n’était pas seulement un homme qui se trompe, c’était un homme qui n’agit pas. Moraliste ingénieux et pratique, il savait faire tenir la leçon dans un mot, parfois dans un sourire. La douceur, chez lui, s’alliait à une grande fermeté : pour peu qu’on entrât dans son intimité, on avait le sentiment d’une vie qui se tient et d’une pensée toujours fidèle à elle-même.

Très ferme dans ses convictions spiritualistes, il a vu venir la mort avec résignation et avec calme. Il avait été lié d’une fraternelle affection avec Jean Reynaud, et ce génie original et puissant l’avait marqué de son empreinte profonde : souvent, dans des conversations où il parlait volontiers du problème de la destinée humaine, M. Charton rappelait les idées de son ami sur l’immortalité. Dans les derniers temps il entretenait sa famille, ses amis, de sa fin prochaine, cherchant à les préparer à une douleur dont il mesurait d’avance toute l’étendue. Il a travaillé jusqu’à la dernière heure : sur la table, près de son lit, était une épreuve d’imprimerie qu’il corrigeait quand la plume est tombée de ses mains. Il est mort comme il avait vécu, entouré des siens : nul chef de famille n’a été plus aimé et plus vénéré ; et à cet instant suprême où un voile s’étend entre celui qui va disparaître et ceux qui restent, il a pu voir une dernière fois ses enfants et ses petits-enfants inclinés sur son lit. Il avait souffert sans doute, étant homme, mais il savait le remède à toute souffrance : s’oublier soi-même, et travailler pour les autres. On peut dire qu’Édouard Charton a été heureux si le bonheur consiste dans la rectitude de la vie et dans le devoir accompli : une compagne, digne entre toutes, a partagé jusqu’au bout ses joies et ses peines ; il s’est éteint doucement, dans cette vieille maison de Versailles dont il avait fait la maison commune et qui restera sacrée à ses enfants ; il a fondé une famille, ce qui était à ses yeux le premier devoir de tout homme, et une famille qui gardera pieusement son souvenir ; il a développé tout ce qu’il y avait en lui de bon, de juste, de noble, d’élevé ; écrivain, il n’a fait de mal à personne, et il a fait du bien à beaucoup ; homme public, il a eu des adversaires, mais il n’a pas connu un seul ennemi ; enfin, il laisse aux siens le plus précieux des héritages : un nom honoré et la mémoire d’une vie bien remplie.


Paul Laffitte.