Page:Le Tour du monde - 58.djvu/8

Cette page n’a pas encore été corrigée

+

2 LE

Là descendent, chaque nuit, Avec la lune les étoiles, Et sur son sein qui bal d’amour Les vagues 5e bercent, (Canigou, ch. VL)

Un peu avant l’aube, après une houle légère dans le golfe, j’ouvris les yeux, et, à travers Pobscurité, par le hublot de ma cabine j’aperçus les côtes dentelées de la grande île de Majorque, Balearis major, comme la désignaient les Romains.

Îl faisait nuit encore ; la haute silhouette de Pile se profilait vaguement sur le ciel pâle ; les étoiles brillaient d’une douce lueur, et le navire, dans le silence de la nuit, poursuivait lentement sa route.

Sur Le pont, où je monte bientôt, le matelot de quart me dit que dans trois heures seulement nous arriverons à Palma.

Nous atteignons la Dragoncra, ilot rocheux, cscarpé, au sommet duquel se dresse un phare. Nous passons dans l’étroit chenal {le ffriou) qui sépare ce rocher de la terre ; nous sommes environnés de hautes falaises.

Parfois se détachent de la côte des promontoires taillés à pic d’une hauteur considérable, formant entre eux des criques aux formes capricieuses, au fond desuelles on peut distinguer quelques habitations, cabanes de pêcheurs perdues dans ce désert rocheux.

La navigation est périlleuse dans cette passe, qu’on ne peut franchir par les mauvais temps, car elle est semée, vers le milieu, de. récifs dangereux.

La côte sud-ouest de l’île, que nous suivons jusqu’au

cap Calanguera, est très accidentée, aride, pleine de dé-

chirures et de précipices. ‘7

Nous entrons dans la’ baie de Palma au moment où le soleil se lève, inondant de rayons la capitale de Majorque, ses cathédrales, ses édifices, ses-monuments d’aspect arabe, ombragés de palmiers ; el ses maisons

blanches étincellent au loin sur un fond dé montagnes

noyées de vapeurs, landis que : dés moulins à vent äli-

gnés le long de la côte s’agitent de toute la vitesse de :

leurs grands bras mouvants.

Nous sommes dans le port ; les quais offrent une animation extraordinaire : on est venu voir arriver el vapor ; c’est une des grandes distractions des habitants. Des barques entourent le navire ; de légères galeras’ se précipitent au grand galop de leurs mules ou

de leurs chevaux ; tout ce monde grouille en pleine :

lumière, sous un ciel bleu, devant le merveilleux décor de la ville embrasée de soleil.

Aussitôt débarqué je prends place dans une galera. qui rapidement m’amène à la fonda.

Je venais de quitter le midi de la France, où, après un été maussade et capricieux, avare de soleil, j’avais vu les premiers Jours d’octobre froids et sombres. À Palma je retrouvais la chaleur et le ciel éclatant des belles journées d’été, Ge : fut done avec bonheur que je me hâtai de quitter ma chambre pour jouir de cette

1. Voitures de place.


TOUR DU MONDE.

belle matinée et voir un peu l’aspect intérieur de la ville,

Les rues, étroites et faites pour garantir de la chaleur, sont extrêmement animées ; c’est dimanche, les cloches sonnent, ot les Majorquins, les Majorquines, gens du peuple, soldats, se pressent dans les rues, la plupart se rendant à la messe, Les pavés sont jonchés de feuillage, les maisons sont pavoisées, des draperies rouges frangées d’or sont étalées aux fenêtres, et des 1lluminations se préparent pour le soir.

On va fêter par des pompes religieuses, des processions et des illuminations la canonisation de san Alonso Rodriguez, béatifié 11 y a cent ans.

Mais voici une affiche :

PLAZA DE TOROS DE PALMA GRAN CORRIDA

LA SENORA MAZANTINA CAPEARA, BANDERILLARÀ Y MATARÀA UNO DE LOS TOROS

À Palma on sait varier les plaisirs : la course de taureaux se fera entre la messe et la procession. Vers trois heures de l’après-midi j’occupais une tribune... Sur les gradins en pierre de l’immense cirque, une populace impatiente, pleine de grondements et de clameurs, s’agitait dans un ruissellement de soleil. Plus haut, dans les places choisies, les éventails pailletés d’or, agités sans cesse, éblouissaient,.

  • Mais bientôt, après les préliminaires de toutes les

courses, les portes du {oril s’ouvrirent, et une jeune femme, la señora Mazantina, vint, ainsi que l’annonçait l’ affiche, remplir Le périlleux office de toreador.

Je n’ai jamais autant senti mon cœur se soulever de dégoût et d’indignation qu’en présence du spectacle barbare auquel j’assistais. Cette foule, enivrée à la vue du sang, gesticulait, poussant des cris de fauves, tandis que la pauvre bète beuglait de douleur à chaque banderilla entrant dans sa chair :’et cette femme, très pâle sous ses cheveux noirs, accoutrée d’oripeaux, cherchait à prendre des airs de bravoure qui contrastaient avec son attitude ; cédant enfin à je ne sais quel sentiment d’orgueil étranger à son sexe, elle se dressait sur son cheval pour percer du fer de sa lance le taureau affolé.

Lorsque trois de ces hôtes frappées de mort par la espada eurent, traïnées par des mules, fait le tour de l’arène aux ‘acclamations de la foule, un quatrième tayireau, le dernier, s’avança.

Après une suite d’excrcices déjà répétés, de coups sanglants de banderillas enfoncées dans ses flancs, la señora Mazantina vint pour le tuer,

L’épée, tenue par une main tremblante, dévia, et le taureau fondit sur la malheureuse femme : en un clin d’œil ils roulèrent tous deux dans la poussière, C’en était assez, je m’élançai dehors, écœuré d’un tel spectacle.

J’appris, le soir même, que la señora blessée avait été emportée évanouie ; mais le taureau mourant n’avait