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ainsi qu’ils purent recueillir les restes du vénérable prêtre et lui rendre lus derniers devoirs. On ajoute, bien entendu, que le chien mourut en revoyant le corps de son maître et que les assassins furent retrouvés et exécutés. Légende ou vérité, l’anecdote est curieuse à recueillir dans ces déserts pierreux des causses : le chien de Saint-Jean-de-Balme n’était-il pas de la même famille que celui d’Aubry de Montdidier, que l’histoire a célébré sous le nom de chien de Montargis ?

Après Saint-Jean-de-Balme nous tournons au nord pour regagner le bord même du plateau ; puis, descendant d’une centaine de mètres environ à travers un sombre bois de hêtres et de pins, nous débouchons subitement dans une clairière ensoleillée en face d’un magnifique spectacle : comment décrire ici, si ce n’est par la simple énumération des différents panneaux du tableau ?

Sur des pitons rocheux en forme d’obélisques, de champignons, de pyramides, séparés par des ravines de 100 mètres de profondeur et plus, subsistent les ruines d’une petite redoute inexpugnable bâtie au moyen âge par quelque hobereau et celles de l’ermitage Saint-Michel ou Saint-Miquel ; les cellules, le système de construction et les ornements en arêtes de poisson dénotent l’origine carlovingienne de cette chapelle ignorée (neuvième siècle ?). Où moines et brigands en effet auraient-ils pu se trouver plus en sûreté que dans ce nid d’aigle défendu par la coupe des rocs verticaux, par les fourrés de ronces et les racines énormes des lierres revêtant les murailles naturelles comme un réseau de chevaux de frise, par les grands arbres et les broussailles accrochés aux moindres saillies, obstruant les plus petits creux ? Parmi ces reploiements de roches et cette exubérance de forêt vierge, il faut escalader les blocs et trouer son chemin à grand’peine et pas toujours sans danger (jusqu’à ce que le Club Alpin ait fait aménager un sentier praticable). C’est là le fond du décor, c’est ce que représente notre gravure. À gauche, toute la gorge de la Jonte se creuse, vertigineux abîme, à 400 mètres sous nos pieds ; là-bas, à 3 kilomètres à l’ouest, Peyreleau, Capluc et le Tarn. Nous sommes au milieu de l’étage des dolomies supérieures, suspendus comme des mouches contre la paroi du causse Noir ; de l’autre côté de la Jonte, à 1 500 mètres à vol d’oiseau, l’assise géologique correspondante du causse Méjan développe ses bastions fendillés et taillés en minarets pointus ; tout près de nous, sous notre main se multiplient les détails de ces découpures, aussi riches de formes et de couleurs que les arabesques de l’Alhambra, et invisibles du fond des vallées ; vraiment, dans ce pays privilégié, nous volons de surprise en surprise : après le Point-Sublime, le point 815 ; après le point 815, l’ermitage Saint-Michel ! Que sera donc Montpellier-le-Vieux pour exciter encore notre admiration ? Certes M. Fabié ne nous a pas déçus, certes nous lui devons une belle révélation : séance tenante nous donnons son nom au rocher Fabié, rutilante falaise en surplomb, haute de 190 mètres, qui se projette majestueusement au premier plan dans ce cadre de cañon américain !

Ce n’est pas tout : tournons, quoi qu’il nous en coûte le dos au gouffre de la Jonte ; à droite et au delà de l’ermitage proprement dit, la crête du causse Noir nous domine encore de 100 mètres, déchiquetée et garnie de dents de scie ; un étroit ravin l’entaille, qui descend du plateau supérieur et s’interrompt brusquement aux abrupts de l’ermitage, comme certaines valleuses des falaises cauchoises. Dans ce ravin (des Paliès ou d’Espaliès) les érosions ont affouillé, évidé, désagrégé les dolomies et formé le cirque de Madasse, forêt d’arbres et d’aiguilles rocheuses où l’on croit errer sur le toit d’une cathédrale gothique, parmi les statues, les dais et les clochetons de pierre.

Ce passage tourmenté et admirable se trouve placé à 3 kilomètres à l’est de Peyreleau, sur le rebord du Causse Noir, entre la ferme de la Bartasserie et le hameau d’Espaliès : le rocher Fabié avec parorama de la Jonte, l’ermitage Saint-Michel et le cirque de Madasse ne couvrent pas ensemble plus de 60 hectares (environ 1 500 mètres sur 400) ; mais les circonvolutions des précipices et des falaises sont telles, qu’il faut une grande demi-journée pour jouir de leurs variés et merveilleux aspects. On peut y accéder en une heure un quart environ de Peyreleau par la vallée de la Jonte, grâce à un sentier de chèvres qui aboutit au pied même des ruines de Saint-Michel : toutefois le coup d’œil est infiniment plus surprenant quand il s’offre brusquement au voyageur venu par le causse Noir et Saint-Jean-de-Balme,

Merci donc à M. Fabié qui nous a fourni l’occasion de faire connaître aux touristes ce site remarquable à tous égards.


II. La vallée de la Jonte. — Impressions d’un fouilleur.
La grotte de Dargilan.


Il semble que la nature ait tout exprès combiné la situation réciproque des points saillants de la région des causses, de manière à y rendre très simple l’itinéraire que doivent suivre les voyageurs. Par exemple, Millau étant pour cette région le centre de convergence de tous les chemins de fer français, le programme de l’excursion des causses se trouve ainsi fait tout seul : basse vallée du Tarn de Millau à Peyreleau ; tour du causse Méjan par les gorges de la Jonte, du Tarnon et du Tarn (avec crochets à Bramabiau, à l’Aigoual, au mont Lozère, etc.), retour à Peyreleau, traversée du causse Noir, Montpellier-le-Vieux, Roquesaltes, Saint-Véran, la Roque-Sainte-Marguerite, vallée de la Dourbie et rentrée à Millau, point de départ. Rien de moins compliqué, on le voit, et surtout aucune portion de route faite en double. Même dans les détails, cette relation si commode des positions subsiste : l’ermitage Saint-Michel est ainsi placé qu’en le visitant le matin on peut, le soir, soit gagner Meyrueis par la vallée de la Jonte ou le causse Noir, soit se rendre à Maubert (Montpellier-le-Vieux) par Roquesaltes et le Riou-Sec.