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et bondit en torrent rebelle à toute navigation. À Peyreleau on se trouve bien au débouché de ce deuxième cagnon, sans en deviner la grandeur néanmoins, car des entre-croisements de contreforts en dissimulent les perspectives éloignées ; du point 815, c’est-à-dire du causse Noir, on éprouve au contraire une saisissante surprise à voir se dérouler rectiligne et dans toute son étendue cet autre couloir formidable, perpendiculaire au premier. Pour être moins longue et moins creuse que la gorge du Tarn, celle de la Jonte n’est guère moins remarquable ; la coloration éclatante, la continuité, la hauteur et les découpures de ses dolomies supérieures, alignées en remparts, présentent même peut-être un plus curieux aspect. Nous ne tarderons pas à nous en rendre compte. De notre belvédère, qui est désigné d’avance comme un futur « observatoire » de touristes avec le télescope et la buvette obligatoires, tout le causse Méjan effilé en promontoire semble s’élever insensiblement vers la montagne de la Lozère (pic de Finiels 1 702 mètres, roc Malpertus 1 683 mètres) ; on dirait une table de pierre dressée avec une légère inclinaison entre le Tarn et la Jonte sur des stylobates rouges hauts de 400 à 500 mètres. Il suffit d’examiner la carte pour se convaincre qu’il n’existe dans toute la région aucun point d’où l’on puisse mieux comprendre la disposition, la structure, la géologie des causses et de leurs gorges ; nulle part comme là le contraste ne paraît aussi frappant entre les hauts plateaux immenses et tristes, les précipices des escarpements dolomitiques, le resserrement des vallées et la joyeuse végétation des thalwegs. C’est le résumé du pays entier ; c’est aussi beau et plus complet que la vue du Mas-Rouge, ce promontoire du causse de Sauveterre, comparé au Point sublime du grand cagnon du Colorado et suspendu sur le cirque des Baumes, à égale distance du Détroit et du pas de Soucy. Qui osera donner un nom au point 815 ? Aucun ne serait assez expressif, et il vaudra mieux demander au plan cadastral quelle dénomination de lieu-dit existe au sommet de cette croupe. Laissons ce soin à l’industriel intelligent qui viendra le premier y établir une terrasse panoramique, et achevons notre tour d’horizon ; nos yeux n’ont plus qu’à errer sur une autre table calcaire, celle du causse Noir, qui occupe tout notre sud ; moins haut, moins froid, moins dénudé, plus accidenté, plus habité que le pauvre Méjan, le causse Noir ne charme cependant pas plus la vue, qui cherche toujours à plonger dans les architecturales vallées de la Jonte et du Tarn ; çà et là pourtant de grandes tours de défense font saillie à sa surface parmi des amas de ruines : aujourd’hui nous les prenons pour de vieux donjons ; la suite du voyage nous détrompera quand, à Saint-Véran, à Roquesaltes, à Montpellier-le-Vieux, ces fausses ruines se révéleront à nous sous la forme de monolithes rocheux, hauts de 40 à 120 mètres, d’amphithéâtres surnaturels et de villes sculptées par les érosions. Dans l’ouest, le Tarn s’écoule vers Millau, toujours à 400 ou 500 mètres en contre-bas du causse Noir, mais moins écumeux à travers les riantes plaines de Rivière qui s’élargissent vers la rive droite au pied des pentes plus douces de petits causses secondaires. Au coucher du soleil, redescendons du point 815 à Peyreleau ; devant les parois dorées et empourprées des dolomies rouges et jaunes, devant l’illumination du ciel et des roches, devant les cagnons sombres, approfondis encore par la nuit qui règne déjà en bas, nous songerons involontairement aux paysages américains du Yellowstone, des Mauvaises-Terres, du Marble Cañon, de l’Arizona et du Yosemiti, que les riches publications du Geological Survey des États-Unis montrent comme les plus fantasmagoriques de la terre !

Un soir d’août 1884, mon ami M. Chabanon, notaire à Ganges, artiste photographe de premier ordre, et moi, nous faisions à Peyreleau nos préparatifs de départ sinon pour la découverte, du moins pour l’exploration topographique et photographique de Montpellier-le-Vieux. Voyant en nous des touristes avides de nouveautés, l’aimable notaire de la localité, M. Fabié, proposa pour le lendemain matin une excursion à certain ravin dit d’Espalies : « Cela vous prendra une demi-journée ; mais, puisque vous cherchez des sites pittoresques encore inconnus, laissez-moi vous conduire à l’ermitage Saint-Michel et au cirque de Madasse ; aucun promeneur encore n’est monté là-haut, et vous pourrez ainsi vous vanter d’avoir découvert une des plus grandes curiosités de nos causses : je vous promets que vous en rapporterez de superbes clichés. » Marché conclu, partie organisée, et le lendemain matin dès six heures nous gravissions les pentes du causse Noir, de plus en plus intrigués par les descriptions du notaire et tout fiers de marcher ainsi en pleine France à la conquête d’une nouvelle merveille. Arrivés au hameau d’Aleyrac, nous retrouvions en partie la belle vue du point 815, avec les tours fascinatrices de Roquesaltes et de Montpellier-le-Vieux au sud : mais notre itinéraire ne se tournait pas encore de leur côté et nous dirigeait vers l’est jusqu’aux ruines de l’église Saint-Jean-de-Balme ; cette construction du onzième siècle, remaniée et augmentée au treizième, intéressera vivement les archéologues par son clocher carré, ses épaisses murailles, ses arcatures doubles en plein cintre et l’influence manifeste qu’on y reconnaît du style roman auvergnat. C’est la révolution qui l’a dégradée : sa tour massive et ses voûtes délabrées sont d’un grand effet dans la solitude sauvage du causse, à 900 mètres d’altitude. On raconte qu’à la fin du siècle dernier le vieux curé de Saint-Jean-de-Balme fut assassiné et enterré devant son église même par des bandits qui mirent ensuite l’ermitage à sac : son chien, disent les vieillards du pays, descendit à Peyreleau et fit tant par ses gémissements et ses manèges singuliers que plusieurs personnes, soupçonnant une catastrophe, suivirent l’intelligent animal jusqu’à Saint-Jean ; là, près du porche de l’église pillée, la pauvre bête se mit à gratter convulsivement un coin de terre fraîchement remuée ; les paysans comprirent alors, et c’est