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Un barrage nous force à changer de barque ; montons au village. Dans les cavernes de la grande falaise colorée de rouge, de noir, de jaune, de gris, etc., partout où l’homme a pu grimper, il a appliqué aux trous de la roche des façades de maisons et des fenêtres, et en a fait sa demeure. C’est étrange au possible. Plus haut, là où la falaise est verticale, nichent les corneilles. Une de ces « baumes », fort belle, paraît-il, et qui mériterait une visite, a deux ouvertures et est habitée par deux familles. Sur les terrasses sont des noyers, des châtaigniers, des amandiers, çà et là des vignobles, grands comme la main.

D’ici un sentier monte, franchit par vingt-deux degrés le pas de l’Escalette et, passant derrière le château de la Caze, conduit en une heure trente minutes de marche à la Malène. Bernard est plus ou moins le cousin de tous les meuniers du Tarn, et il lui a été facile de trouver un bateau. Un grand contrefort du causse Méjan s’avance dans la rivière et la force de tourner au sud-sud-ouest ; à sa base est un fourré de hêtres ; sur les anfractuosités de la roche rouge, qui de versant en versant monte à 480 mètres, sont des arbres et des arbustes ; sur l’autre rive le rocher de l’Escalette plonge à pie dans le Tarn ; à chaque détour le cagnon semble formé par d’immenses falaises ; puis, ici, là, plus loin encore, sont des bouquets d’arbres, des broussailles, des plantes grimpantes qui, ayant profité d’une petite terrasse, se penchent curieusement, regardant filer dans les eaux transparentes des myriades de poissons. Brusquement on se trouve au pied du château de la Caze.

Le château, entouré de massifs de grands arbres, semble plaqué contre les roches de l’Escalette ; bâti sur une terrasse de tuf qui borde le Tarn, il a gardé ses tours et ses mâchicoulis. Attachons le bateau et montons le voir de près. Derrière le château, charmant avec ses fenêtres à meneaux, ses tours et ses fossés taillés dans le tuf, sont de magnifiques arbres ombrageant une belle source, qui plus bas va tomber dans le Tarn. C’est un recoin charmant, perdu au milieu des arbres et des rochers.

Pougnadoires (voy. p. 286). — Dessin de Vuillier, d’après nature.

En aval de la Caze est une des plus belles plaines d’eau du Tarn, et c’est charmant de voir le manoir s’y refléter comme dans un miroir. Çà et là, incrustés dans les cannelures de la roche, des arbres descendent jusqu’à la rivière et forment berceau sur ses eaux profondes. Plus loin, à gauche, sur un Piton de roches nues, dans un site désolé, se montrent, se découpant nettement sur le ciel, le donjon et les murailles éventrées du château d’Hauterive.

Au barrage d’Hauterive nouveau changement de barque. Le petit village a quelques vieilles maisons voûtées, fort curieuses. Nous nous embarquons, et ruines et village disparaissent.

Tantôt la paroi de roche s’avance en bastion et tombe à pic sur la rivière, tantôt elle se recule et laisse voir sur l’une ou l’autre rive de charmants « bouts du monde » dont la riche végétation tranche en sombre sur les teintes rouges ou jaunes de la roche. Bientôt on aperçoit à droite le grand rocher de la Malène.

Sur la rive gauche, au-dessous des roches plissées du causse Méjan, naît une source énorme, la fontaine des Ardennes, véritable rivière souterraine, la plus considérable du cagnon depuis Burle, « jamais unique, toujours au moins double parce qu’elle entre en rivière à la fois comme source de fond et comme source de bord, souvent triple, décuple, quand longue fut la pluie ou féconde en averses la brève tempête autour des avens du causse Méjan méridional[1] ».

Nous accostons la rive droite près d’un moulin, en amont du barrage et du pont, et à cinq heures du soir nous entrons à la Malène.


Alphonse Lequeutre.


(La fin à la prochaine livraison.)

  1. En France, par M. Onésime Reclus, en cours de publication, 1886.