Page:Le Tour du monde - 52.djvu/283

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entouré de grands arbres, est un charmant coin, et, lorsque, grimpant sur le causse au Frayssinet de Poujols, on voit toute cette verdure joyeuse entourée de grands escarpements gris perle et rouges brillant ou flamboyant au soleil, c’est réellement beau. Mais, comme le fait si bien remarquer M. de Malafosse, il faut ici à peine user des épithètes, autrement on ne trouverait rien pour qualifier le Détroit, les Baumes, etc., ce qui serait d’ailleurs, peut-être, le meilleur parti à prendre.

Ici la route cesse de côtoyer la rivière et monte pour franchir un éperon du causse de Sauvelerre, on perd de vue Montbrun, et tout à coup on pénètre dans une petite oasis où nichent trois villages : Pouzols, Blajoux et Villaret, entourés d’arbres fruitiers et de vignes, tandis que sur le rive gauche se montrent dans un fouillis de verdure les ruines et les tours du château de Charbonnières, construit sur la plate-forme d’un énorme rocher, isolé d’une belle falaise légèrement courbe, fort belle de lignes et « que le géologue devra étudier, car ce bizarre amphithéâtre offre un phénomène assez rare. Les couches de l’étage du bajocien se sont affaissées sur environ 500 mètres (de largeur) dans le sens d’une grande fissure qui n’atteint pas les dolomies. À 150 mètres environ au-dessus du sol, la roche reprend son horizontalité jusqu’au haut de la montagne. Il y a eu probablement une action locale d’affouillement dans les marnes du lias situées un peu au-dessous du Tarn. Les stratifications se sont disloquées en s’affaissant dans ce vide assez peu profond pour être bientôt comblé. La commotion s’est atténuée graduellement, et la grande masse des dolomies est restée intacte[1]. »

Le château de Charbonnières date du treizième siècle. En 1583 une soixantaine de partisans, reste des bandes du capitaine Merle, l’ayant occupé, ce poste devint la terreur du Gévaudan. Il fallut armer cinq cents arquebusiers et quatre-vingts cavaliers pour l’assiéger ; mais telle était la réputation de bravoure de cette poignée de bandits, qu’on leur permit de se retirer avec les honneurs de la guerre.

La route traverse Blajoux, des vignes, des vergers, et passe devant Villaret. Sur la rive gauche se montrent, d’abord les quelques maisons de la Chadenède, puis, plaqué ou plutôt engagé dans la roche, un petit hameau, au-dessus duquel, sur un rocher isolé haut de 60 mètres, se voient les ruines inaccessibles d’un château (démoli en 1588 par ordre des états du Gévaudan) : c’est Castelbouc, l’un des sites les plus bizarres du Cagnon. Le village, encastré en partie dans les fissures du rocher, doit son existence à une énorme source dont l’afflux rend le Tarn navigable pendant huit mois de l’année, et c’est là que commence la navigation du Tarn. La source jaillit d’une grotte, un peu en amont du village. Louvrelœil raconte que « là se trouve un four si grand et si vaste qu’avant qu’on en ait fait le tour le pain qu’on y met est déjà cuit, parce qu’il est creusé dans la caverne d’un rocher qui est au milieu d’une chaîne d’autres rochers dont le circuit est de trois ou quatre lieues[2]  ». Je n’ai pas vu le four, mais j’ai vu à Castelbouc de curieuses maisons très anciennes, et l’on fera bien, descendant au bord de la rivière, de la traverser en bateau pour voir de près ce singulier village.

Un jour, le 7 juillet 1884, étant parti de Sainte-Énimie avec Bernard, le meunier de Saint-Chély, je grimpai la côte de Prunet au milieu des amandiers, des noyers, des grands rochers en tours, en arcades, en portails. Arrivé sur la lèvre du causse Méjan, je le bordai au milieu des pierrailles, jusqu’au delà des hameaux du Chamblon, de Chaldas et de Poujols ; là, montant sur une pointe de rochers dominant un à-pic de plus de 200 mètres, je vis tout à coup sous mes pieds, enfoncé comme un coin dans les roches, Castelbouc. Le site était tellement étrange que je proposai à Bernard de descendre dans le fond de la vallée, afin d’en mieux voir tous les aspects ; mais, sauf pour un oiseau, c’était impossible. Nous continuons vers l’est à border le causse, cherchant un sentier au milieu de tous ces à-pics. À gauche et tout près de Frayssinet de Poujols (950 mètres), nous commençons la descente ou plutôt la dégringolade par un sentier de chèvres, à lacets aigus, qui semble tomber le long des murailles, la différence de niveau étant ici de 460 mètres ; mais, si le sentier est plus que rude, quelles admirables vues ! en amont, au delà du vert ravin de Montbrun, se dresse le grand éperon du causse Méjan qui, entre Montbrun et Quézac, barre la vallée ; en aval, jusqu’au grand amphithéâtre au fond duquel se cache Sainte-Énimie, se profilent les immenses falaises, tantôt grises et glacées d’or, tantôt rouges et zébrées de noir et de jaune, de Castelbouc, des Écoutaz, de Prunet ; plus près de nous sont le joli cirque de Charbonnières, les grands promontoires rouges mouchetés de verdure du causse de Sauveterre qui de la Tiaulaz à Prades sont superbes, Prades et son château, puis la petite oasis de Blajoux ; mais, de là à Rocheblave, les talus abrupts du causse de Sauveterre, malgré leur couronne de rochers, sont insignifiants, presque laids.

Il nous fallut vingt-cinq minutes pour atteindre k Chadenède, entourée de beaux noyers. Une barque nous passa sur la rive droite, et une montée à travers les taillis, les vergers et les vignes nous amena à Blajoux sur la route.

Ce que j’avais vu me donna un vif désir de faire en bateau le trajet de Castelbouc à Sainte-Énimie, et ce fut bientôt entendu avec Bernard pour un autre jour.

Aujourd’hui, reprenons la route au delà de Villaret.

  1. Monographie des gorges du Tarn, p. 38. M. Louis de Malafosse, ainsi que M. André, le savant archiviste de la Lozère, auteur des Monographies d’Ispagnac, de Sainte-Énimie, etc., ont bien voulu m’autoriser à puiser dans leurs écrits tout ce que je croirais pouvoir être utile à l’œuvre de la vulgarisation des gorges du Tarn. Je ne saurais trop les remercier de leur extrême obligeance.
  2. Mémoires historiques sur le pays de Gévaudan, par le Père Louvrelœil ; 1 vol. in-8o, sans date, imprimé à Mende vers 1724. 2e édition : Mende Ignon, 1825, in-8o, p. 66.