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Bassae. — Le prince de Bassae, — Les ruines de Wôl-Phou.,

J’arrivai à Bassac dans les premiers jours de février 1877, après avoir été obligé de contourner, par terre, pendant plus d’un mois, les provinces insurgées par la révolte du prince Si-Vatäh contre son frère le roi de Cambodge.

La comnussion du Mè-không a fait à Bassac un long séjour en 1867, et je n’ai rien de bien nouveau à dire sur cette localité. Au reste, un village laotien des bords du fleuve ne diffère guère d’un autre que par la hauicur de la berge qu’il borde, et par le plus ou moins grand nombre de cases qui le composent.

Bassac est le chef-lieu ou, comme disent les indigènes, le m#euong d’une province assez considérable, administrée par un mandarin, qui n’est plus aujourd’hui qu’un simple gouverneur à la discrétion de Bang-kôk. La seule chose qui le distingue de ses voisins, c’est qu’il porte le titre de khïao (répondant à peu près à notre mot prince), dignité caractérisée par la possession ou plutôt par le prêt d’une théière, d’un crachoir, d’une boite à bétel et d’un plateau en or !.

Il faut rendre au prince de Bassac cette justice, qu’il ne fait aucune parade de ces insignes, dont les autres sont si fiers, et que l’on croirait même, à la réserve de ses manières et à sa simplicité, comme à l’ombre légère de tristesse qui couvre ses traits assez fins, qu’il se souvient toujours des malheurs de sa famille, et qu’il n’a pas perdu tout espoir de remonter un jour sur le trône de ses ancêtres.

Cest qu’en effet le prince de Bassac est le dernier descendant de l’ancienne famille royale du Laos, dont la capitale, Viah-khianh (Vien-chan, suivant l’orthographe adoptée), fut prise et saccagée de fond en comble par les Siamois vers 1898, je crois. Il n’en reste plus aujourd’hui que des ruines, qui périront bientôt elles-mêmes sous Îes étreintes d’une végétation puissante.

Mon premier soin, en arrivant à Bassac, fut de chercher à gagner les bonnes grâces du prince.

Avant de débarquer, j’envoyai deux de mes serviteurs, revêtus de leurs habits de soie des grands jours, lui offrir quelques présents que j’avais apportés à son intention. [Il ÿ avait notamment un sabre de fantaisie à fourreau de cuivre doré, sur lequel je comptais beaucoup. Bientôt mes ambassadeurs revinrent avec des hommes chargés dé transporter mes bagages au sala* qui m’était désigné. C’était une étroite et misérable pelite case, située près de l’enceinte palissadée du meuong et exposée sans aucun abri aux rayons d’un.soleil terrible et ininterrompu.

Les envoyés du prince s’excusèrent de leur micux de ce manque de confort, en me disant que tous les

1. À la mort du mandarin, ces insignes sont renvoyés à la cour, qui les rend à son successeur au moment de son investiture.

2. On appelle sal une maison généralement isolée de celles des habitants et qui sert d’abri aux voyageurs et aux étrangers.


salas avaient été pris par le prince d’Oubôn et par sa nombreuse suite, — mais qu’il n’y en avait pas pour bien longtemps, pour quinse jours fout au plus, — et qu’aussitôt le « village » du roi d’Oubôn”construit, on me. livrerait des installations plus conformes à mon éminent mérite. Qubôn (prononcer Oubône) est le chef-lieu d’une grande province de la rive droite, gouvernée par un mandarin investi depuis une dizaine d’années du même titre que son voisin. Cette province est une des plus riches du Laos, et son gouverneur à la haute main sur plusieurs districts environnants. Le prince d’Oubôn avait été envoyé à Bassac avec les recrues levées dans sa province, sous prétexte de surveiller les agissements du rebelle Si-Vatäh, — qui n’avait jamais songé à remonter si haut,

— mais en réahté pour espionner le pauvre prince de Bassac, dont on n’était pas sûr, et qui du reste n’a jamais caché à moi-même la haine impuissante qu’il nourrissait en son cœur contre les Siamois.

De la plate-forme de ma petite case, en me tournant vers l’ouest, ma vue embrassait tout le panorama des montagnes de Bassac, dont les grandes lignes presque régulières se découpaient sur un ciel à la fois brumeux et plein de lumière. C’était en pleine saison sèche, et les arbres, dépouillés en partie de leurs feuilles, jaunies par la sécheresse et Le froid nocturne, laissaient partout apercevoir les lourdes assises horizontales de grès blanchâtre qui composent presque toutes les montagnes laotiennes. Derrière le village s’étend une grande plaine argileuse couverte d’cau pendant les pluies, mais ne présentant à cette époque de l’année qu’un fouillis de broussailles et de hautes herbes brûlées par les incendies, dont la fumée âcre se mêle de toutes parts aux tourbillons de poussière soulevés par le sabot des buffles.

La nuit se faisait et les mille bruits du jour allaient s’affaiblissant pour faire place aux harmonies noc-Lirnes du village laotien. Ce sont d’abord de grosses cloches de bois suspendues au cou des buffles et des bœufs rentrant dans leurs parcs, le cri aigu des éléphants domestiques que lon mène au bain, et qui se laissent glisser sur la pente de la haute berge, Plus lärd, on entend de loutes parts le bruit sourd des pilons à riz retombant en cadence sur les grains du mortièr, soulevés par Îles bras des femmes et des jeunes filles. Enfin, accompagnant le bruit des instruments de musique dont les tons passent par-dessus la haute palissade du meuong, s’élèvent les chants monotones des bonzes, qui prolongent leurs prières bien avant dans la nuit.

Dès le lendemain matin, je fis prévenir le prince de ma visite, et, endossant un vieux veston d’uniforme tiré du fond d’une caisse, je me dirigeai vers la porte du meuong, percée dans une enceinte carrée de quatre-vingis mètres de côté environ, formée de madriers jointifs enfoncés en terre, et d’une hauteur de près de trois mètres. À l’intérieur s’élèvent des cases plus soignées que celles des particuliers. De belles poutres