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que le muletier tenait au-dessus de ma tête m’abritant contre l’averse.

Mes souvenirs, rédigés ainsi dans des circonstances assez peu riantes, pourront produire l’effet d’une mosaïque composée avec trop peu d’art, et plus d’un lecteur trouvera sans doute que ce travail n’est pas assez écrit, Puisse ce grave défaul être tant soit peu racheté par la qualité qu’il implique en quelque sorte : une entière sincérité.

T DE HUANDOVAL A CORONGO.

Ma première nuit à Huandoval. — Ruines du mont Chucana. — Fêtes du Rosaire. — Cabana. — Architecture indienne. — Ruines du Pashash. — Curieux bas-reliefs. — Procédés lechniques de larliste, — Départ pour Corongo. -— Travaux anciens d’utilité publique. — Ea puna de Tuciubamba. — Arrivée à Gorongo.

Huandoval a été pour moi une véritable surprise.

Je venais de Pallasca, et je m’étais figuré que c’était bien là l’endroit le plus triste de la terre.

Huandoval reculait à mes yeux les bornes de la misère humaine.

Des monceaux difformes de briques séchées au soleil d’avril et transformées par les pluies d’octobre en une masse humide, le chaume pourri des toits en pain de sucre, les cours aux murs délabrés, dans lesquelles de petits pores noirs se livraient gaiement aux ébats innocents et malpropres de leur race, quelques figures d’hommes et de femmes, plus délabrés encore que le reste, et un ciel désespéré qui pleurait sur ce pauvre pays de grosses larmes froides, quel triste tableau pour le voyageur qui arrive exténué de fatigue et de faim !

Je demandais le éambo ; c’est ainsi qu’on appelle les auberges qui existent en certaines villes privilégiées du Pérou.

Malheureusement on me répondit par l’éternel manan canshu {il n’y en a point). L’embarras du voyageur est grand dans ce cas. On dort bien en plein champ, mais comment faire pour dormir dans la rue ?

La petite ville est terrible en Europe ; calculez ce qu’elle est nécessairement dans la Cordillère des Andes, où une société très-restreinte se trouve pour ainsi dire isolée du monde entier, où toutes les ressources de la vie sont presque exclusivement Îe produit du travail personnel, où aucun échange ne vient les augmenter, et où aucune des ambitions qui nous meuvent ne stimule le travailleur. On est pauvre dans ces petites villes, et si franchement pauvre qu’on n’y est pas besoigneux. L’indifférence consciente et courageuse avec laquelle tout le monde y accepte son sort a je ne sais quoi qui plaît à l’Européen, et lui fait pardonner volontiers le manque de sympathie qu’il rencontre souvent. Une certaine timidité, plus logique qu’elle ne paraît tout d’abord, fait que ces pauvres gens refusent l’hospitalité et vous font parfois endurer la faim, de peur de vous donner à manger un plat peu soigné ou peu friand.

J’essayai vainement d’obtenir un asile pour la nuit.


Le curé était allé enterrer une de ses ouailles dans la commune de Tauca ; le gouverneur, ondoyer l’enfant d’un de ses amis à Cabana. Le lieutenant gouverneur, en compagnie du juge de paix, avait fait une longue excursion dans les vignes du Seigneur.

Les braves gens de Huandoval, voyant que je ne trouvais pas d’asile chez les autorités, me jugèrent probablement indigne de m’en accorder à leur tour. Pendant que, d’un ton d’abord aimable, puis sec et cassant au fur et à mesure que je me heurtais contre la froide indifférence des Indiens, je parlementais sans obtenir de résultat, la nuit venait, il pleuvait, et les Indiens, sous la porte de leur cabane, écoutaient sans sourciller le voyageur sous la pluie.

Je me remis en route. Lorsqu’on est seul et que les Indiens sont en nombre, surtout sachant que l’autorité dort bien, il ne fait pas bon plaisanter avec cette race singulière. :

À quelques pas de la place, une jeune Indienne, assez jolie fille, préparait les pommes de terre gelées et noires que l’on mange dans l’intérieur sous le nom de chuño.

J’arrêtai ma bête et je demandai à la brune beauté de m’en vendre pour mon muletier et pour moi. Elle me regarda longuement d’un air méfiant, puis en nouant le linge sur lequel le chuño était étalé : Manan canshu, me dit-elle résolûment.

J’avais perdu patience. En un clin d’œil j’étais descendu de la bête et je remplissais mes poches de pommes de terre, en barrant la porte à l’Indienne. Puis je lui donnais une pièce de quatre réaux, représentant environ vingt fois la valeur des comestibles que je m’étais appropriés.

La pauvre fille, qui peut-être de longtemps n’avait eu autant d’argent en main, me sourit en me disant : « Que Dieu vous le rende, maître. »

Nous partimes. La nuit s’avançait rapidement. Aux premières lueurs de la lune nous vimes, à peine à un

| quart de lieue du village, la silhouette anguleuse

d’une grande ruine. Bientôt nous distinguâmes un appentis près d’un mur.

Les vivants nous avaient refusé l’hospitalité. Nous allions la trouver dans la demeure solitaire des Péruviens morts depuis quatre siècles.

Nous arrivâmes enfin. C’était une pascana, c’est-à-dire une hutte en roseaux couverte de chaume, qui sert d’abri pour une nuit aux muletiers qui transportent leurs charges d’argent de Hualgaioce ou de Pasacancha à la côte.

La pascana n’était pas occupée. Cependant, à mon entrée, je fus reçu par les glapissements furieux d’une troupe de chiens qui avaient établi là un campement bien abrité. Ma cravache eut bientôt raison de leurs prétentions. Les chiens s’enfuirent, et ce fut avec une indicible satisfaction que je pris la place des quadrupèdes. Nous déchargeâmes nos mules ; aussitôt elles se mirent à flairer le sol et à se rouler par terre, pansement naturel à défaut de tout autre.