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du côté canadien, non loin d’un fort construit par la Compagnie de la baie d’Hudson après l’attribution de Pembina aux Américains. Là, peu à peu, se groupent les premières habitations d’une future ville manitobaine qui a reçu le nom de Dufferin, en l’honneur du gouverneur général du Canada, homme affable, distingué, spirituel, très-populaire, ainsi que sa femme, dans toute la Puissance. C’est près de cette cité future que s’établissent le plus grand nombre des Canadiens-Français arrivant par centaines (1 200 à 1 500 l’année dernière) des États-Unis ou du Canada.

Pendant la nuit la neige n’a cessé de tomber et le froid est devenu assez vif pour que l’haleine se fige en petits glaçons sur les poils de la moustache. Aussi quel n’est pas mon étonnement en arrivant à la berge de la Rivière Rouge, de voir une douzaine de métis français plongés jusqu’à la ceinture dans l’eau glacée dont la surface, parsemée çà et là de plaques de neige flottante, avait déjà pris cette consistance huileuse qui est le prélude de la congélation totale ! Il s’agissait de tirer à terre les planches d’un « flat-boat » que la prise imminente de la rivière empêchait de continuer son voyage vers Winnipeg. Ces « flat-boats » (littéralement bateaux plats) sont à proprement parler de grands radeaux formés de madriers empilés sur une épaisseur de plusieurs pieds, que l’on construit dans la région forestière du Minnesota vers la source des divers affluents de la Rivière Rouge. Sur la plate-forme on installe une sorte de corps de logis, également en planches, dans lequel vient s’emmagasiner un chargement de tous les articles dont le commerçant nomade, le « boss » du « flat », compte se défaire avantageusement en route.

Puis, sans plus d’équipage qu’un ou deux hommes armés de longues perches, on descend le cours des rivières. Arrivé à destination, et le chargement « coulé, le « navire » est lui-même mis en pièces, et ses débris, mis en vente à leur tour, vont servir à la construction des futures Chicagos de la prairie riveraine. Toujours pratiques ces diables de Yankees !

Quant aux travailleurs, nos demi-compatriotes, dont l’occupation, sous ce costume et cette température, me donnait la chair de poule, Giroux m’assure que je m’apitoie à tort sur leur compte. Ils sont endurcis dès l’enfance à toutes les intempéries de l’air et de l’onde. Dans des conditions qui vaudraient au plus robuste Européen la plus carabinée des fluxions de poitrine, il leur suffit d’un coup de whisky pour achever gaiement et promptement leur tâche. Et tenez, voici le patron qui envoie « querir » un flacon de ce grossier cordial ; un « merci » énergique s’échappe de la robuste poitrine de chacun des travailleurs, et ils se remettent à l’ouvrage, fredonnant les couplets de la « chanson à Pierre Falcon ».

Dufferin. — Dessin de H. Clerget, d’après une gravure américaine.

À Dufferin, la Rivière Rouge, rétrécie par deux berges hautes de sept à huit mètres et assez agréablement boisées, n’a plus guère que soixante-dix mètres de largeur. Sa plus grande profondeur en été est d’environ trois mètres.

Le 24 au matin, arriva à Pembina le « stage » ou diligence des Prairies qui mène de Winnipeg à Breckenridge, simple char à bancs de six ou huit places, garni de paille et recouvert d’une bâche en toile, mais monté sur de solides ressorts et traîné par des chevaux vigoureux. En deux jours nous avons trotté nos cinquante lieues jusqu’à Moorhead. À travers un pays de plaines immenses dont la monotonie n’est interrompue que par l’apparition intermittente de quelque rideau de trembles et de bouleaux perpendiculaire à notre route, et courant se confondre avec le rideau plus touffu qui nous dérobe, sur la gauche, la vue de la Rivière Rouge. Celle-ci s’accroît çà et là d’affluents venus d’un pays de lacs où les castors, encore nombreux, élèvent des digues sr les cours d’eau. Partout jusqu’à Moorhead c’est la solitude la plus absolue ; à peine tous les vingt ou trente kilomètres, une, deux, trois masures en bois, stations de relais où l’on descend prendre un repas très-sommaire et où l’on trouve pour la nuit un gîte non moins spartiate. Tels sont « Pointe Kelly », « Grande Fourche », « Frog Point » ou « Pointe aux Grenouilles », « Goose River », etc., mélange de noms vingt fois traduits et