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n’en avoir pas vu un semblable depuis près de trente ans. Toujours est-il que la saison s’avançait et qu’il fallait promptement songer au départ si je ne voulais pas être surpris tout à coup par les grands froids.

Un matin, tandis que je m’occupais des préparatifs de départ, on m’annonce une visite. Un grand et vigoureux vieillard entre dans ma chambre et me dit sans autre préambule :

« Je m’appelle M***, de Saint-Avold, venu en Amérique en 1847, jadis brasseur, aujourd’hui propriétaire à Manitoba et dans le territoire du Dacotah ; j’ai appris que vous êtes Messin et je me mets à votre disposition pour visiter le district de la rivière Pembina où j’ai mes propriétés. Je pars dans trois jours. Cela vous va-t-il ? »

La réponse ne pouvait être douteuse.

Le 18 octobre, après trois soirées consacrées aux banquets et punchs d’adieu, je faisais dans la voiture de mon nouvel ami la première étape de mon voyage de retour. Le temps était beau le jour du départ, et le buggy roulait sans cahots sur la piste unie qui, dans les Prairies, pourvu qu’il ne pleuve point, tient lieu de macadam. Partis à midi de Winnipeg, en remontant la Rivière Rouge par la rive gauche, nous allons coucher le soir à 43 kilomètres de la ville, dans une petite auberge de la paroisse Sainte-Agathe. L’auberge est tenue par une famille irlandaise récemment établie dans cette localité peuplée de métis. Deux fort jolies filles, grandes et fortes comme des grenadiers, nous servirent un souper à peu près passable. Dans un coin de la salle commune, un jeune homme, leur frère ou cousin, exerçait ses talents musicaux sur une sorte d’accordéon, tandis qu’une bambine d’une douzaine d’années, vive, fraîche, rose et d’une carrure qui promettait de rattraper bientôt celle de ses grandes sœurs, courait en jupons courts et pieds nus au dedans et au dehors du logis, sans souci du froid, devenu très-vif après le coucher du soleil. Gens et logis avaient un air de propreté rassurante ; mais les démangeaisons de la nuit nous apprirent, hélas ! que tout ce qui brille n’est pas or.

En quittant cette auberge trop habitée, nous tournons le dos aux berges légèrement boisées de la Rivière Rouge, pour courir à travers la Prairie, dans la direction du sud-ouest. Chemin faisant, mon compagnon me racontait ses aventures. À peu près ruiné lors de la crise de 1848, il était venu en Amérique avec plus d’énergie que de ressources pécuniaires. Après avoir habité successivement New-York, Chicago, Saint-Louis, il avait établi la première brasserie dans la ville, alors naissante, de Saint-Paul de Minnesota. En ces temps-là, Saint-Paul traversait la période « héroïque », et surtout chaotique, qui caractérise les débuts des cités du Far West. Le débitant était obligé d’avoir deux revolvers sur son comptoir, seul mode de contrainte morale dont l’efficacité fût appréciée par les payeurs récalcitrants. Mais, si l’on risquait un peu sa peau, on faisait rapidement fortune. Les premiers occupants de l’emplacement de Saint-Paul, quelques pauvres diables de chasseurs canadiens, la plupart sang-mêlé, avaient en quelques mois, sans savoir ni a ni b, réalisé, par la vente de leurs lots urbains, des sommes fabuleuses. L’un d’eux, Vital Guérin, possédait déjà deux cent mille dollars (un million de francs) en banque, alors que sa femme et ses enfants, n’ayant encore pu se résigner à adopter les chaussures civilisées, couraient par les rues en mocassins ou pieds nus. Malheureusement, ce qui vint au sol de la flûte repartit au son du tambour. Les tripots st chargeaient de rétablir l’équilibre. Le même Vital, devenu plus que millionnaire, — et millionnaire en dollars, — jouait parfois jusqu’à soixante mille piastres sur un coup de cartes. Il a fini par être enterré aux frais de la colonie canadienne de Saint-Paul, par le clergé catholique auquel, au temps de sa splendeur, il avait fait le cadeau princier de l’ « îlot » ou « blot » sur lequel s’élève aujourd’hui l’église cathédrale.

M*** était Lorrain, c’est-à-dire d’un tempérament rassis. Il gagna, épargna, fit fortune. Devenu propriétaire de quelques milliers d’hectares dans la montagne de Pembina, à cheval sur la Puissance et les États-Unis, il fait maintenant de l’agriculture, et, depuis l’annexion de l’Alsace-Lorraine, appelle successivement près de lui ceux de ses petits-fils et petits-neveux qui ne se sentent qu’une inclination médiocre à servir sous les drapeaux du Vaterland. Son gendre, un Bavarois, en fait d’ailleurs autant pour les siens. La montagne de Pembina devient ainsi peu à peu ce que Henri Heine se fût empressé d’appeler une colonie de « Prussiens libérés ».

Sur de vastes espaces la Prairie que nous traversions avait été ravagée par les feux d’automne. L’herbe brûlée laissait à découvert le sol uni formé par un terreau noir et parsemé çà et là d’ossements blanchis de bisons. Il y a une vingtaine d’années les métis faisaient encore dans ces parages de folles hécatombes de ces magnifiques ruminants. Cent, deux cents cavaliers, tournoyant autour d’un troupeau en marche, détruisaient en un jour des milliers d’animaux, dont, vu la pénurie des moyens de transport, on ne pouvait songer à utiliser ni la viande ni même la « robe » ou fourrure. On tuait pour le seul plaisir de se procurer des langues de bisons, le morceau de choix de la cuisine des Prairies. Aujourd’hui ce n’est plus qu’à deux cents lieues à l’ouest de la Rivière Rouge que le bison, implacablement refoulé vers les Rocheuses, se montre en troupeaux encore innombrables, bien que diminuant très-vite et menacé de bientôt disparaître.

Le 19, dans la nuit, nous arrivions chez mon hôte, la ferme de Walhalla — un nom à réminiscence germanique importé par le gendre de M***.

Les collines de Pembina ont dû former jadis une chaîne d’îlots boisés émergeant des eaux du lac d’eau douce qui remplissait alors tout le bassin de la Rivière Rouge. Aujourd’hui encore, on peut dire qu’elles forment sur une longueur de près de cent lieues vers