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de ces lignes l’honneur de le présenter à l’assistance comme un « Français du vieux pays », passionné pour l’avenir et la prospérité des Français de la Rivière Rouge ; mais, pour prix de cette gracieuseté, il eut la cruauté de réclamer un discours. Il fallut s’exécuter et servir aux électeurs du comté de Provencher la harangue demandée. Mon improvisation fut-elle bonne ou mauvaise ? Je ne sais ; mais le « vieux pays » fut chaudement acclamé dans la personne de son très-humble représentant.

Sur ces entrefaites, un certain mouvement se manifeste au dehors. Les voitures suspectes du matin sont signalées ; l’ « officier rapporteur » du bureau électoral, un franc Bourguignon transplanté depuis une dizaine d’années en ces lointains parages, demande si personne ne propose un autre candidat. Pour toute réponse un tonnerre de hourras en l’honneur de Louis Riel ; l’horloge de céans marque l’heure réglementaire. La séance est close, et Louis Riel déclaré élu « par acclamation » à la Chambre des communes du Canada pour le canton de Provencher. Il me semble que le temps a passé bien vite ; mais il faut croire que l’horloge de céans est une horloge intelligente, désireuse de protéger le bon droit contre l’intrigue et la violence ; car, il faut bien l’avouer, ma montre, moins soucieuse des intérêts manitobains, retarde de trois bons quarts d’heure.

Deux ou trois minutes plus tard, vingt voitures, contenant environ quatre-vingts gaillards de fort mauvaise mine, armés de revolvers et de gourdins, s’arrêtent devant la barrière ; le policeman D*** et deux de ses « constables volontaires » se détachent du groupe, pénètrent sans obstacle dans la salle, fort surpris de ne rencontrer aucune résistance, et plus surpris encore d’apprendre que tout est fini sans qu’ils aient eu l’occasion de s’en mêler. Pour se donner une contenance, ils prétendent avoir mission de rechercher le candidat placé sous le coup d’un mandat d’arrêt. Mais Riel, sans être bien loin de là, s’était pourtant gardé de mettre un pied dans la souricière. Aussi laissa-t-on nos gens chercher tout à leur aise. Quelques mois plus tard, Riel se présentait à Ottawa, en dépit d’un déchaînement inouï de la presse haut-canadienne, et faisait acte de présence au Parlement, en signant son nom au registre de la Chambre. Mais, l’inviolabilité des députés n’existant pas au Canada, ses amis le firent promptement repasser aux États-Unis. Son but d’ailleurs était atteint, la discussion si longtemps ajournée sur la liquidation définitive des « troubles du Nord-Ouest » ne pouvait plus être évitée. Riel fut, il est vrai, déclaré exclu de la Chambre, tandis que Lépine était condamné par le jury de Winnipeg ; mais le nouveau cabinet canadien dut ouvrir une enquête sur les promesses d’amnistie faites aux métis par le ministère précédent. Quinze mois plus tard, le gouverneur général du Canada, lord Dufferin, obtenait de la reine une ordonnance d’amnistie, complète pour tous les acteurs secondaires de la petite révolution de 1869-1870, partielle pour trois personnes seulement : Riel, Lépine et O’Donohue, frappés d’un bannissement de quelques années.

Au sortir de la salle de vote, les métis s’étaient dispersés, s’en retournant par petites troupes de piétons et de cavaliers, et fredonnant, sur de vieux airs normands, des chansons de « voyageurs », composées pour la plupart par des poëtes du cru. De son côté, le P. Ritchot, mis en bonne humeur par l’issue de la journée, emmenait les principaux acteurs, orateurs et invités de la cérémonie, y compris l’auteur, à son presbytère de Saint-Norbert, où ses deux nièces nous avaient préparé un dîner à la hauteur de la circonstance. On en était au potage, la fameuse soupe au lait et aux huîtres, en haute faveur, comme on sait, dans toute l’Amérique du Nord, quand tout à coup on signala derechef les « buggies » orangistes qui s’engageaient dans l’avenue de trembles et de bouleaux conduisant au presbytère.

Nous n’en avions pas encore fini avec ces indiscrets. Furieux de leur déconvenue au « poll » et fortement imbibés de mauvais whisky, ils prétendaient prendre leur revanche en dénichant l’indénichable Louis Riel parmi les invités du curé de Saint-Norbert. L’amphitryon fronçait les sourcils : « Il y a un bout à tout, disait-il, même à la patience d’un curé patriote ; » pour un peu il « ferait sauter en l’air tous ces maudits-là comme des grenouilles, » grâce à quelques barils de poudre restés en sa possession depuis l’époque du gouvernement provisoire. Ce fut l’élément laïque représenté par le secrétaire provincial, M. Royal, qui dut prêcher le calme et la conciliation. Finalement, l’un de nous se détache en parlementaire et conduit les enragés perquisitionneurs dans tous les coins et recoins du presbytère et de ses dépendances, église, logement des sœurs, etc., etc. Pas plus de Riel qu’à l’assemblée électorale. Finalement, les hommes de Clarke et de notre peu estimable compatriote D*** regagnent bredouilles leurs véhicules, non sans proférer quelques menaces assaisonnées des plus beaux jurons de l’idiome saxon du Far-West, langue d’une richesse exceptionnelle sous ce rapport.


XVIII

Invitation chez un compatriote lorrain. — Histoire d’un émigrant. — Grandeur et décadence des fondateurs de Saint-Paul. — Une colonie d’annexés. — Le massacre des innocents. — Walhalla. — Les Mennonites. — Pembina.


Les premières gelées avaient sévi dès la seconde quinzaine de septembre ; elles avaient été suivies par une période exceptionnelle de mauvais temps, neige alternée de pluie, qui rendait presque impossible toute nouvelle excursion de longue haleine. C’était avoir du guignon, l’automne manitobain étant généralement, ainsi que j’ai eu l’occasion de le dire, une saison magnifique. De vieux habitants déclaraient