nipeg que se faisait l’élection, mais à une vingtaine de kilomètres, non loin de Saint-Norbert, dans la maison de Joseph Turenne. Le matin, en partant de Winnipeg, en compagnie d’un négociant notable, Anglo-Saxon que ses sympathies rattachaient au parti français, j’avais remarqué, stationnant dans la rue principale, devant l’hôtel Davis, rendez-vous habituel des Orangistes, une vingtaine de petits chars à bancs suspendus ou buggies dont le rassemblement eût été certainement qualifié de suspect par un détective quelque peu perspicace. Mon compagnon de voyage me confia que, d’après le bruit courant, Île procureur général Clarke avait fait louer ces voitures pour transporter sur le lieu du vote une centaine de gaillards préalablement assermentés en qualité de constables auxiliaires, non, comme on pourrait le croire, pour assurer l’ordre, mais pour le troubler, suivant les formes les plus hypocritement légales dont il serait possible de se prévaloir. Ce qu’on voulait surtout, paraît-il, c’était gagner du temps. D’après un usage anglais importé au Canada, c’est seulement dans l’assemblée des électeurs, au jour fixé par l’ordonnance de convocation, que les candidatures sont officiellement proposées et discutées. Cette formalité s’appelle « la mise en nomination ». Lorsqu’un seul candidat est ainsi présenté au suffrage populaire, on le déclare séance tenante « élu par acclamation », sans passer par la formalité du vote individuel. Si, au contraire, deux ou plusieurs candidats ont été « mis en nomination » par leurs partisans respectifs, l’assemblée se sépare en renvoyant à une date ultérieure le scrutin qui doit décider de l’élection, en un seul tour et à la majorité relative.
On savait ou l’on prétendait savoir à Winnipeg que l’assemblée des métis de Provencher ne permettrait pas la mise en nomination d’un rival de Louis Riel. Les « constables » devaient mettre bon ordre à ces velléités vraies ou prétendues, et assurer la présentation de Clarke par quelque compère plus ou moins électeur dans la circonscription. L’élection définitive étant ainsi ajournée, et profitant de la position particulière de Riel, réputé fugitif de la justice, on pourrait entre temps dénicher, dans l’inextricable fouillis des lois anglaises, une clause d’incapacité légale qui, écartant de la lutte l’ex-chef du gouvernement provisoire, assurât le mandat de député fédéral à son adversaire. N’oublions pas, pour bien comprendre la portée de cet expédient, que dans les pays de droit anglais, à l’inverse des usages admis chez nous en matière d’annulation d’élections, la « disqualification » ou incapacité du candidat qui a réuni le plus grand nombre de suffrages n’entraîne pas nécessairement une nouvelle convocation des électeurs. Les suffrages exprimés en sa faveur sont souvent considérés comme non avenus, et le premier en tête des concurrents éligibles se trouve investi du mandat disputé.
L’édifice choisi pour lieu de vote était un simple rez-de-chaussée de deux pièces, précédé d’une cour assez spacieuse, entourée par l’inévitable « fence » ou barrière en troncs d’arbres. Les électeurs, presque tous métis français et au nombre de plus de deux cents, autant que je pus en juger, formaient cà et là des groupes fort animés. Tous étaient en costume de route : chapeau large, mocassins, ceinture de couleur serrant la taille. Le type dominant était bien celui des aborigènes Cris et Saulteux, dont le sang entrait certainement pour les trois quarts, quelquefois pour les sept huitièmes, dans la complexion de la grande majorité des assistants. Toutefois la filiation européenne se révélait dans la barbe, remarquablement forte chez le métis à n’importe quel degré de mélange, tandis qu’elle est, comme on sait, très-peu fournie chez l’Indien pur. Ils avaient dû faire, pour la plupart, un assez long trajet, car les circonscriptions électorales, dans ce pays encore si peu peuplé, dépassent de beaucoup l’étendue d’un département français. Les montures de ceux qui étaient venus à cheval étaient réunies à peu de distance, sous la garde de quelques jeunes gens. Point d’armes apparentes : ainsi l’exigeait la loi ; mais il n’aurait pas fallu aller bien loin pour trouver tout un arsenal soigneusement dérobé aux yeux des profanes, dans un petit bois de trembles, près des berges de la Rivière Rouge.
« Vous comprenez ben, m’sieu, » me disait un vieux chasseur aux longs cheveux couleur d’aile de corbeau, encadrant une physionomie plus qu’à demi indienne, avec son air de bonhomie narquoise et son accent bas-normand, « dans cette saison cite (sic), il y a tout plein de poules de prairies, et faut ben avouère (avoir) un fusil pour se distraire en route. »
En attendant, ce n’était pas précisément pour signaler l’arrivée d’une compagnie de ces pauvres gallinacés que trois ou quatre guetteurs interrogeaient des yeux la route de Winnipeg.
La mise en nomination devait être réglementairement terminée à deux heures précises, et jusqu’à ce moment aucun nom n’avait été présenté en opposition à celui de Louis Riel. Circonstance digne de remarque, le premier « parrain » de la candidature de l’ex-président métis avait été un Écossais protestant, l’un des plus riches, des plus notables et des plus anciens habitants de Winnipeg, M. Bannatyne, lequel, en s’excusant de ne pouvoir s’exprimer avec toute la pureté désirable dans l’idiome de la majorité des assistants, leur rappela en fort bons termes qu’à défaut de l’accent, il avait du moins le cœur d’un métis canadien. Des applaudissements bien nourris avaient accueilli l’orateur, ainsi que les principaux chefs du parti français à Manitoba, MM. Royal, Dubuc, Larivière, etc., lesquels avaient pris ensuite la parole pour « seconder » la motion. Dans un langage moins châtié, mais éloquent et vigoureux à la fois dans sa simplicité naïve, deux électeurs métis exposèrent les griefs de la vieille population du pays contre les fanatiques d’importation récente, vrais perturbateurs de la paix publique. Puis M. Royal fit à l’auteur