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J’ai fait allusion, dans un précédent chapitre, à ce combat des Sept-Chênes, où le gouverneur Semple et dix hommes de sa troupe furent tués par les métis, le 19 juin 1816. Cette « bataille » est restée populaire parmi les Franco-Indiens du Nord-Ouest, et voici textuellement la ballade que chantent encore les descendants des acteurs de ce drame sur les canots et dans les expéditions de chasse, de la Rivière Rouge aux montagnes Rocheuses :


Voulez-vous écouter chanter
Une chanson de vérité !
Le dix-neuf de juin les Bois-Brûlés sont arrivés
Comme des braves guerriers.

En arrivant à la Grenouillère,
Nous avons fait trois prisonniers,
Des Orcanais ! Ils sont ici
Pour piller notre pays.

Étant sur le point de débarquer,
Deux de nos gens se sont écrié :
« Voilà l’Anglais qui vient nous attaquer ! »
Tous aussitôt nous nous sommes dévirés
Pour aller les rencontrer.

J’avons cerné la bande de grenadiers,
Ils sont immobiles ! Ils sont démontés !
J’avons agi comme des gens d’honneur,
Nous envoyâmes un ambassadeur :
« Gouverneur, voulez-vous arrêter
Un petit moment, nous voulons vous parler. »

Le gouverneur, qui est un enragé,
Il dit à ses soldats : « Tirez ! »
Le premier coup l’Anglais le tire,
L’ambassadeur a presque manqué d’être tué.
Le gouverneur se croyant l’empereur,
À son malheur agit avec trop de rigueur.

Ayant vu passer les Bois-Brûlés,
Il est parti pour nous épouvanter.
Étant parti pour nous épouvanter,
11 s’est trompé ; il s’est bien fait tuer
Quantité de ses grenadiers.

J’avons tué presque toute son armée ;
De la bande, quatre ou cinq se sont sauvés.
Si vous aviez vu les Anglais
Et tous les Bois-Brûlés après !
De butte en butte les Anglais culbutaient.
Les Bois-Brûlés jetaient des cris de joie[1] !

Qui en a composé la chanson ?
C’est Pierre Falcon, le bon garçon !
Elle a été faite et composée
Sur la victoire que nous avons gagnée !
Elle a été faite et composée :
Chantons la gloire de tous ces Bois-Brûlés !


Je soumets humblement ce morceau à l’appréciation de critiques plus raffinés que moi, me bornant à faire remarquer qu’un instrument aussi perfectionné que la langue française actuelle, transporté au milieu d’une civilisation embryonnaire, et servant d’organe à son peuple de chasseurs nomades, imprime a priori un certain cachet de vulgarité à des compositions populaires, dignes peut-être de plus d’attention. Ces pauvres chansons seraient traitées, j’en suis sûr, avec infiniment plus de bienveillance si quelque savant les exhumait du répertoire des Klephtes de Thessalie ou des guerriers monténégrins, probablement tout aussi incorrects dans leur idiome que nos métis le sont dans le leur.

Pendant toute la dernière quinzaine de septembre et tandis que le lieutenant-gouverneur Morris négociait longuement à l’Angle Nord-Ouest, en compagnie de Provencher, avec les Saulteux de la rivière la Pluie, je demeurai à Winnipeg, compulsant les documents, remuant les bouquins des rares bibliothèques de l’endroit, discutant, complétant, vérifiant dans les limites du possible tous les renseignements qu’il m’importait de recueillir. Je fis en même temps connaissance avec presque tous les membres de la petite colonie française de Winnipeg, car il y a des Français de France à Winnipeg, comme il y en a dans tous les recoins de l’Idaho, du Montana, du Wyoming ou de l’Arizona. Si nos compatriotes affluent en moins grand nombre que les Allemands sur le continent d’Amérique, ils n’en sont pas moins disséminés un peu partout, jusque dans les régions les plus récemment envahies par la colonisation blanche. Partout on en rencontre quelques-uns, réussissant tant bien que mal — plutôt bien que mal — en dépit de la concurrence cosmopolite de leurs voisins de toutes races et de toutes couleurs. Ceci prouve — soit dit entre parenthèses — que nous sommes moins casaniers qu’on ne le prétend ou que nous ne le croyons nous-mêmes.

Il y avait donc à Manitoba un ancien brasseur de Saint-Avold, devenu propriétaire de plusieurs milliers d’acres sur la frontière du Dacotah, un Bourguignon établi à Saint-Norbert, un hôtelier franc-comtois, un ex-lieutenant corse qui avait préféré donner sa démission plutôt que de subir une rétrogradation prononcée par la commission des grades. Il avait ensuite émigré au Canada, et, après quelques vicissitudes, s’était engagé comme volontaire dans la batterie d’artillerie active que commandait le capitaine Taschereau ; enfin trois ou quatre Parisiens, les uns simples ouvriers, les autres volontaires dans le bataillon d’infanterie de la milice canadienne. J’allais oublier le beau sexe, représenté par une modiste de la capitale qui pendant mon séjour nous arriva des États-Unis. Je ne parle point du policeman D’**, qui sous aucun rapport ne faisait honneur à son pays natal,

Plusieurs de ces Français, quoique ayant expérimenté déjà l’hiver de la Rivière Rouge, semblaient s’y plaire et vouloir s’y fixer définitivement. L’ex-officier corse, entre autres, était déjà admis dans l’intimité de plusieurs familles métisses, et comptait bien, en se retirant sur les trois cent vingt acres (cent vingt-huit hectares) auxquels il aurait droit à l’expiration de ses

  1. Prononcez : jouaie.