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Rouge, ainsi nommée, non d’après la couleur de ses eaux, mais à cause des combats sanglants que Sioux et Saulteux se livraient jadis sur ses bords ; son tributaire était l’Assiniboine ; les maisons en bois constituaient la ville ou plutôt l’embryon de ville qu’on a baptisé du nom de Winnipeg ; et le mur bastionné entourait les bâtiments du Fort Garry, propriété de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Quant à la future ville canadienne et métisse française de Saint-Boniface où nous venions de passer la nuit, elle ne se composait guère alors que de quelques constructions largement espacées sur la rive droite de la Rivière Rouge. Du moins on y voyait des arbres dont la rive opposée est à peu près dépourvue, et parmi les édifices, quelques-uns étaient de beaucoup supérieurs à tout ce que possédait la « capitale » voisine. Tels étaient l’église catholique, l’archevêché, le pensionnat des sœurs, monuments bien modestes sans doute, mais dont la maçonnerie avait pourtant fort grand air au milieu des baraques en bois du voisinage. Il est bien entendu que ce tableau s’applique uniquement à 1873, année de ma visite, car si j’en crois les journaux de ce jeune pays, qu’un ami complaisant m’envoie de temps à autre, Winnipeg et Saint-Boniface font des pas de géant.

Saint-Boniface. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

En attendant qu’un pont réunisse les cités jumelles, leurs communications dépendent du bac établi sur la Rivière Rouge. Dès les premiers pas que je fis pour m’y rendre, je dus constater l’absence regrettable de tout macadam ou pavage dans les avenues de Saint-Boniface. L’un et l’autre sont remplacés fort désavantageusement par le terreau des Prairies que les roues des voitures, le piétinement des hommes et des animaux ont privé de sa parure de gazon, et que la moindre averse a bientôt transformé en ce cinquième élément dont nous avons déjà fait la connaissance à la Pointe des Chênes. Ce fut donc en pataugeant dans la boue la plus gluante que M. Pethers et moi fîmes dans Winnipeg une entrée fort peu triomphale.

Mon premier soin, après avoir fait choix d’un gîte, fut de me mettre à la recherche du commissaire des affaires indiennes pour qui j’avais en portefeuille une demi-douzaine de lettres de recommandation écrites par des amis communs de Paris, Québec, Montréal et Ottawa. Dans une capitale de deux mille habitants une telle recherche n’avait rien de bien compliqué. Aussi ne tardai-je pas à rencontrer ce haut fonctionnaire. Il me surprit fort en m’annonçant que la nouvelle de mon arrivée m’avait devancé de plusieurs jours et qu’il entendait me recevoir avec tous les honneurs dus à ma qualité de voyageur français et d’ami de ses nombreux amis. Vingt minutes plus tard mon léger bagage quittait l’hôtel Davis pour venir s’installer en compagnie de son maître au domicile de l’hospitalier commissaire.

C’était jouer de bonheur : du premier coup je tombais sur l’hôte le plus accommodant, le plus gai, le moins gêné et le moins gênant qui se pût trouver dans toute l’étendue de la Confédération canadienne, de la pointe de Gaspé aux fiords de la Colombie britannique. J. N. Provencher était presque un confrère : journaliste à vingt ans, il n’avait pas tardé à conquérir un certain renom dans la presse canadienne ; toutefois il est permis de croire que la fatalité lui a fait manquer sa vocation. Il aurait dû naître entre Garonne et Pyrénées, et au lieu d’élaborer de solennels « Premiers Montréal » dans la grave Minerve de l’endroit, devenir un des plus gais coryphées de quelque joyeuse rédaction du boulevard. Un beau jour, en récompense de ses services dans la presse, Provencher fut envoyé